Vers un basculement biologique à l'échelle du globe

Rivière du sud-est de l’Australie après une vague de chaleur (mars 2023). Crédit photographie : Handout / AFP.

Selon les chiffres du Fonds mondial pour la nature, près de 70% des populations de vertébrés sauvages auraient disparues au cours des 50 dernières années. La réponse des écosystèmes aux pressions exercées par les êtres humains intéresse ainsi de façon croissante les chercheurs en biologie.

Pour estimer les trajectoires d’extinctions à venir, une première approche consiste à projeter les tendances récentes dans l’avenir, en prenant en compte l’accroissement des pressions environnementales qui devraient résulter de l’intensification de l’activité économique et de l’augmentation de la population.

Autre possibilité : employer des modèles de distribution des espèces par types d’habitats, qui permettent de définir la répartition géospatiale des espèces en fonction de divers facteurs écologiques susceptibles de favoriser ou au contraire de défavoriser leur présence. L’utilisation de ces modèles, combinée à des projections concernant l’évolution des milieux, permet d’anticiper les effets des changements climatiques et environnementaux sur la distribution des êtres vivants au sein d’une région donnée.

Ces deux méthodes ignorent cependant les interactions entre les différents écosystèmes et les effets de seuil susceptibles de conduire à un effondrement brutal des populations. Elles pourraient donc conduire à sous-estimer dramatiquement les taux de disparition des espèces au cours des décennies à venir. Tel est le constat d’une étude publiée en juin 2012 par Anthony D. Barnosky et ses collègues au sein de la revue Nature, considérée aujourd’hui comme canonique.

Les auteurs insistent ainsi sur l’importance de la notion de « transition critique », qui désigne des changements d’états soudains d’écosystèmes dont les répercussions sont impossibles à anticiper. De telles transitions, souvent désignées par le terme « d’extinction de masse », ont déjà eu lieu à cinq reprises au cours de l’histoire de la Terre. Les êtres humains pourraient aujourd’hui être à l’origine d’un sixième événement de ce type.

L’ensemble des extinctions passées ont résulté de changements climatiques inhabituels et d’une altération de la composition chimique des océans et de l’atmosphère. Elles ont notamment été marquées par des niveaux élevés de concentrations de dioxyde de carbone (mais aussi de sulfure d’hydrogène pour l’une d’entre elles), qui a pu résulter dans certains cas d’une activité volcanique particulièrement intense.

Taux d’extinction des espèces au cours des 600 derniers millions d’années (en nombre de familles par millions d’années). Source graphique : University of California Museum of Paleontology.

Aujourd’hui, l’activité humaine conduit de nouveau à un accroissement des concentrations de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, et donc au réchauffement du climat. La concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, qui dépasse aujourd’hui 420 parties par millions, a augmenté de 50% par rapport à l’ère préindustrielle. Outre un réchauffement significatif du climat, cette hausse de concentration est également à l’origine d’une acidification des océans, susceptible de menacer de nombreuses espèces marines.

Entre 10% et 48% de zones climatiques aujourd’hui existantes devraient disparaître d’ici un siècle, si bien que de nombreux êtres vivants seront confrontés à des types de climat dont ils n’ont auparavant jamais fait l’expérience et auxquels ils ne sont pas nécessairement adaptés. Ce constat vaut également pour l’être humain, puisque la température moyenne à l’échelle du globe devrait atteindre d’ici 2070 des niveaux que l’espèce humaine n’a jamais connu.

Le crapaud doré, première espèce dont la disparition a été officiellement attribuée au dérèglement climatique. Crédit photographie : U.S. Fish and Wildlife Service.

Anthony Barnosky et ses co-auteurs soulignent cependant dans leur étude que le dérèglement du climat est loin d’être l’unique menace qui pèse sur les écosystèmes. L’activité humaine est également à l’origine d’une modification et d’une fragmentation rapide des habitats. A ce jour, plus de 40% des terres émergées de la Terre ont ainsi été convertis en paysages agricoles ou urbains, tandis qu’une grande partie des espaces terrestres restants sont sillonnés par des routes.

La multiplication des espèces invasives, liée notamment à l’essor du commerce international et du tourisme, conduit également à l’appauvrissement ou à l’affaiblissement de nombreux écosystèmes. La surexploitation des ressources est elle aussi à l’origine du bouleversement de nombreux écosystèmes.

La pollution des sols, de l’air et des eaux représente une menace additionnelle pour la stabilité des écosystèmes. L’accumulation de polluants dans les eaux marines, combinée au réchauffement du climat, a par exemple conduit à la multiplication des « zones mortes », des espaces océaniques dépourvus d’oxygène au sein desquels de nombreuses formes de vie ne peuvent subsister.

La disparition progressive d’espèces clés, c’est-à-dire d’espèces dont la présence est indispensable à la stabilité d’un écosystème, comme par exemple certains grands prédateurs qui jouent un rôle régulateur vis-à-vis de leurs proies, contribue par ailleurs à l’exacerbation des changements causés par l’activité humaine. Les réseaux écologiques tendent donc à devenir de plus en plus pauvres, ce qui compromet leur stabilité.

De nombreuses plantes, ainsi que de nombreux vertébrés et invertébrés voient dès lors leurs aires de répartition et leur abondance diminuer. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que les taux d’extinction actuellement observés pour de nombreux groupes d’êtres vivants dépassent largement les taux d’extinction qui ont prévalu au cours des siècles et des millénaires précédant notre époque.

Pourcentage cumulé d’espèces de vertébrés enregistrées comme éteintes ou disparues à l’état sauvage par l’UICN. Crédit image : Ceballos et al. 2015, Science Advances.

Dans un contexte de multiplication des pressions exercées sur les écosystèmes à l’échelle mondiale, l’extinction actuelle du vivant se distingue des précédentes crises par sa rapidité. Les extinctions précédentes se sont en général déployées sur plusieurs millions d’années, et la reconstitution de la biodiversité à la suite de tels événements s’est systématiquement étalée sur plusieurs dizaines de millions d’années. Les bouleversements résultant de l’activité humaine se concentrent quant à eux sur quelques décennies.

De plus, l’ensemble des pressions exercées par l’être humain sur le vivant devraient s’accroître rapidement au cours des décennies à venir. D’une part, l’augmentation de la population mondiale, qui pourrait dépasser les 9 500 000 d’individus d’ici 2050, devrait conduire à une intensification de l’appropriation des ressources par les êtres humains. D’autre part, l’intensification de l’activité économique et la quête permanente de la croissance, y compris au sein des pays ayant atteint un niveau de vie très élevé, devrait également conduire à une augmentation de l’utilisation des ressources.

Ce sont ainsi 70 % des terres qui pourraient être converties à l’usage humain dans le monde d’ici 2060. A l’échelle locale, des zones qui ne sont pas directement affectées par l’activité humaine peuvent entrer dans un basculement d’état dès lors que 50 à 90% des zones environnantes étaient perturbées. La transposition de ces principes à l’échelle planétaire signifierait que dans un futur relativement proche, l’ensemble des écosystèmes pourraient être amenés à connaître des changements abrupts.

Evolution du pourcentage d’écosystèmes en cours de basculement (en vert sombre). Crédit image : Banosky et al., 2012, Nature.

Les ressources biologiques que nous tenons aujourd’hui pour acquises pourraient donc être soumises à des transformations rapides et imprévisibles en l’espace de quelques générations humaines. Or, les êtres humains dépendent pour leur survie des nombreux services écosystémiques que leurs rendent les espèces avec lesquelles ils partagent la planète.

Dans le cas où certains seuils critiques de disparition des espèces seraient atteints, la disparition de ces services, conjuguée à l’augmentation de la demande mondiale, pourrait selon Anthony Barnosky et ses collègues conduire à une importante instabilité économique, à des troubles sociaux généralisés et même à la perte de nombreuses vies humaines.

Pour préserver l’avenir de l’espèce humaine et de l’ensemble du vivant, il sera donc nécessaire de poursuivre le travail scientifique d’investigation afin de mieux anticiper et d’atténuer les conséquences néfastes des transitions critiques des écosystèmes. Les diverses sociétés humaines devront également se montrer capables de prendre en compte la question de l’instabilité biologique dans leur propre organisation.

En conclusion, les auteurs de cette étude affirment qu’une réduction de la croissance démographique mondiale et qu’une diminution de l’utilisation des ressources par habitant seront indispensables à la conservation de la vie sur Terre telle que nous la connaissons. Il revient donc aux individus et aux collectivités de choisir : perpétuer des pratiques et des habitudes qui conduiront à un bouleversement majeur du vivant, avec des conséquences qu’il est impossible d’anticiper pleinement, ou bien redécouvrir et inventer des modes d’existence qui permettront de maintenir la biosphère dans un état relativement stable.

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