Où atterrir ?

Crédit image : Pixabay.

Notre époque semble marquée par un repli des nations sur elles-mêmes, incarné par exemple par le Brexit, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis en 2016, ou l’essor des partis nationalistes opposés à l’immigration en Europe. Dans son ouvrage intitulé Où Atterrir ? Comment s’orienter en politique, le philosophe Bruno Latour propose d’analyser ces évolutions à l’aune de la question du dérèglement climatique. Publié en 2017, cet ouvrage semble particulièrement actuel, alors que l’extrême-droite est en passe de réaliser un score historique au parlement européen et que Donald Trump pourrait être réélu à la Maison Blanche.

L’ère contemporaine se caractérise ainsi par une remise en cause croissante du processus de mondialisation, tant sur le plan domestique que géopolitique. C’est donc le projet de la modernité qui s’étiole peu à peu : l’idéal d’un horizon global vers lequel s’orienterait le monde humain dans sa totalité a aujourd’hui perdu une grande partie de son attrait. Le système de valeurs moderne s’est en effet construit sur la promesse d’une convergence de l’ensemble des sociétés vers une forme de progrès présentée comme bénéfique à tous. L’universalisme moderne s’oppose ainsi au monde de la localité, frappé du signe de la réaction et de l’archaïsme.

Or, il apparaît désormais que le vaste projet de modernisation de la totalité monde humain était illusoire. L’idéal du progrès, de l’émancipation et du développement se heurte aux limites des ressources planétaires. Le mode de vie des modernes, fondé sur la consommation abondante d’énergies fossiles et sur l’exploitation systématique de la matière, ne peut être adopté par l’ensemble des habitants de la Terre, comme en témoignent les effets déjà palpables d’un dérèglement climatique incompatible avec la prospérité humaine. Les bornes du monde s’avèrent donc trop étroites pour que l’ambition moderne puisse être effectivement être réalisée de façon universelle.

Depuis l’essor de la mondialisation dans les années 1950, l’ensemble des activités humaines ont connu une croissance exponentielle, avec des conséquences inédites sur l’environnement humain. Traduction du texte original : Le Monde Diplomatique.

Les théories économiques elles-mêmes, censées fournir l’armature théorique objective du processus de globalisation, se sont montrées incapables d’intégrer dans leurs calculs la rareté de ressources. L’économie, qui consiste pourtant en une réflexion sur l’allocation optimale de ressources finies, a paradoxalement échoué – sous sa forme la plus orthodoxe du moins – à intégrer à son raisonnement la question des limites. Plus généralement, c’est la valorisation moderne de l’efficacité technique qui se trouve questionnée par le dérèglement du climat, lequel pourrait menacer d’obsolescence une grande partie des dispositifs techniques contemporains.

La forme de rationalité propre à l’ère moderne semble donc être entrée en faillite. Cette faillite s’exprime de façon particulièrement flagrante dans les discours formulés par les certains des bénéficiaires de la mondialisation. Un certain nombre de sociétés multinationales ont ainsi promu de façon obsessionnelle la dénégation des sciences du climat. Ainsi de la compagnie ExxonMobil, qui après avoir publié de nombreux articles scientifiques sur les dangers liés au changement climatique, a non seulement décidé de continuer à investir massivement dans l’extraction frénétique du pétrole, mais en outre investi dans d’importantes campagnes de désinformation visant à affirmer l’inexistence de la menace climatique.

Burno Latour parle à ce sujet d’« élites obscurcissantes », qui ont grandement contribué à semer la confusion dans l’esprit public concernant la nature de la crise que traversent les sociétés modernes.  Il est aujourd’hui clair aux yeux d’un grand nombre de citoyens que le processus de modernisation n’a pas tenu ses promesses et ne profite qu’à une caste restreinte : les dérégulations et les privatisations se sont accompagnées d’une hausse importante des inégalités.

Pour autant, la nature exacte de l’impasse actuelle reste mal identifiée. Dans ce contexte d’inquiétude et de confusion généralisée,  il peut paraître séduisant de revenir à des attaches territoriales bien définies. L’essor des mouvements nationalistes s’expliquerait ainsi à la fois par l’échec du projet moderne et par l’incapacité des sociétés contemporaines à identifier avec précision les causes de cet échec.

Il ne saurait pourtant selon Bruno Latour être question de reprocher aux citoyens ordinaires leur manque de lucidité. Conscients du délitement des cadres de leur existence et trahis par le discours moderniste, qui s’est avéré incapable d’anticiper les écueils auquel conduit l’essor effréné de la mondialisation et qui persiste à nier ou à minimiser les bouleversements écologiques en cours, les électeurs ne pourraient qu’être tentés par l’option du repli sur soi.

Les partis d’extrême-droite prônant un discours nationaliste ont connu une ascension fulgurante au cours de la dernière décennie en Europe. Crédit image : RTBF / Statista.

Dans le cadre de l’analyse proposée par Latour, les peurs croissantes que suscitent les afflux de migrants au sein des pays les plus riches seraient ainsi indissociables des mutations écologiques contemporaines. Sous l’effet du dérèglement du climat, un nombre croissant d’individus sont déjà contraints à quitter leur territoire – un phénomène voué à s’amplifier significativement au cours des décennies à venir, bien que l’essentiel des déplacements climatiques se fassent au sein d’un même pays.

La planète serait ainsi en passe de devenir trop petite pour héberger l’ensemble de ses habitants. La réponse des partis populistes consiste alors à ériger des frontières étanches afin d’échapper à ce qui est perçu comme un envahissement. Les Etats-Unis de Donald Trump ont incarné de façon paradigmatique une telle attitude. En édifiant un vaste mur le long des frontières américaines et en se retirant de l’accord de Paris, l’ancien président américain a ainsi affirmé de façon explicite que les Etats-Unis n’appartenaient plus à la même terre que le reste de l’humanité.

Les Etats-Unis en sont ainsi venus à renier l’idéal d’un monde partagé et à affirmer de façon unilatérale leur droit de modifier la composition de l’atmosphère de l’ensemble des nations. Ce refus de partager un monde commun s’inscrit en fait dans la continuité des propos tenus par George H. Bush dès 1992 au sommet de Rio : « Our way of life is not negotiable ! ». Le mode de vie américain, fondé sur une consommation effrénée de pétrole, n’est pas négociable.

Bruno Latour voit dans une telle attitude l’expression d’une forme de domination inédite et va jusqu’à identifier là l’émergence une nouvelle théorie l’espace vital : au nom de leur développement économique, certains des pays les plus émetteurs en gaz à effet de serre seraient prêts à faire sécession du reste du monde et à sacrifier les intérêts communs de l’humanité.

Cependant, ce repli sur soi n’est guère tenable dans le contexte du dérèglement climatique, qui appelle une réponse commune des nations. Tout autant que les partisans de la globalisation à outrance, les chantres du retour à des attaches territoriales prétendument traditionnelles sont condamnés à une fuite en avant parfaitement irréaliste. En refusant de prendre en compte la question du dérèglement climatique, ils se condamnent à exacerber les phénomènes migratoires qu’ils redoutent pourtant plus que tout.

Ni les partisans de la mondialisation, ni les tenants d’un retour vers le local ne savent donc où aller ni avec qui cohabiter. De part et d’autre, l’indifférence aux faits est totale et la situation géopolitique d’ensemble demeure largement incomprise. Toute politique qui rejette le monde qu’elle prétend habiter est pourtant condamnée à être sans objet.

Serait-il dans ces conditions envisageable de s’inspirer des cultures qui n’ont pas encore été soumises à la modernisation pour trouver une issue à l’impasse ? Ces dernières peuvent certes nous offrir des exemples de modes de vie compatibles avec la pérennité d’un climat stable. Cependant, Bruno Latour souligne que les modes d’existence des peuples dits indigènes ne sont pas plus adaptés aux bouleversements déjà en cours que ceux propres aux sociétés modernes.

La menace qui pèse sur l’ensemble des civilisations est sans précédent. Le retour à la tradition, qu’il se fasse dans une perspective nationaliste ou qu’il soit au contraire ouvert à la diversité des cultures, ne permettra donc pas de sortir de l’impasse.

Bruno Latour, philosophe et sociologue français, s’est éteint en 2022. Crédit image : bruno-latour.fr.

Le dérèglement du climat ne saurait dès lors être conçu comme une simple « crise écologique ». Il ne se réduit pas davantage à un « problème d’environnement ». Le sol cède sous les pieds de tous et les habitudes de chacun se trouvent désormais remises en causes. Ce qui est en jeu n’est rien d’autre que la pérennité de nos modes et vie et de nos biens.

Pour Bruno Latour, l’expérience de cette perte représente la nouvelle universalité contemporaine. Avec le dérèglement du climat, la Terre cesse peu à peu d’être hospitalière. La politique actuelle, qui se déroule sur cet arrière-fond, se caractériserait ainsi par un vertige généralisé. 

En dernière instance, ce sont les fondements mêmes de la civilisation qui se trouvent remis en cause par le dérèglement du climat. L’émergence de l’agriculture et la sédentarisation des sociétés ont en effet eu lieu au cours d’une époque particulièrement stable sur le plan climatique, l’Holocène. C’est ce cadre, au sein duquel s’est inscrite l’action humaine depuis plus de dix mille ans, qui est aujourd’hui voué à la disparition.

Le terme d’Anthropocène est de plus en plus fréquemment employé pour rendre compte des nouvelles conditions d’existence propre aux sociétés contemporaines : l’activité humaine influence désormais son influence à l’échelle de la planète. Avec l’Anthropocène, il n’est donc pas simplement question de simples fluctuations ponctuelles du climat terrestre, mais bien d’un bouleversement complet. Tandis que les humains modifiaient autrefois leur environnement à une échelle strictement locale, c’est à présent l’arrière-scène tout entière qui se trouve affectée par la présence humaine, et qui influence en retour de façon spectaculaire le devenir de notre espèce et de l’ensemble du vivant.

Tel est bien le sens de la notion d’Anthropocène : le système terre ne peut plus être conçu comme un cadre stable et indifférent au sein duquel pourrait se déployer librement le processus de modernisation. Il apparaît au contraire comme une force en mouvement qui est à la fois soumise aux décisions collectives des nations et qui contraint dans le même temps nos choix politiques.

Les niveaux de température actuels se situent en dehors des bornes qui ont défini le climat de l’Holocène et au sein desquelles a émergé la civilisation. Source image : GIEC, 2021.

Les cadres politiques qui ont permis l’organisation de nos sociétés se trouvent donc entièrement remis en cause par le dérèglement climatique. La division du champ politique entre « droite » et « gauche » semble dans un tel contexte peu opérante. En dépit d’oppositions marquées quant aux moyens à employer, droites et gauches sont l’une et l’autre orientées vers l’accomplissement du projet moderne et vers l’avènement d’un monde toujours plus global.

Pour Bruno Latour, le nouveau contexte que représente l’Anthropocène rend au contraire indispensable le développement d’une nouvelle cartographie politique. Il ne saurait cependant être question de simplement promouvoir une simple « politique de la nature ». Le terme de nature, employé à la fois pour désigner une recherche sur le magnétisme terrestre, le classement des exoplanètes ou la détection des ondes gravitationnelles, est lui-même un vestige du lexique moderne.

Lorsque les partis dits écologistes se donnent pour ambition d’assurer la « protection de la nature », ils restent donc prisonniers d’une expression qui renvoie indifféremment à la nature-univers et qui englobe à la fois les cellules de notre corps et les galaxies les plus lointaines. Le projet de protection de la nature est à la fois trop vague et trop lointain pour mobiliser les citoyens.

Bruno Latour propose donc plutôt une nouvelle manière de diviser l’espace politique, qui n’oppose pas ni la gauche à la droite, ni les défenseurs de la nature aux partisans d’approches davantage centrées sur l’être humain, mais qui repose plutôt sur une distinction entre « Modernes » et « Terrestres ».

Pour les Modernes, l’humain est conçu à la fois comme un être naturel soumis aux lois intangibles de l’univers et comme cet être capable de culture, et donc susceptible de s’extraire de la nature. Une telle approche est non seulement contradictoires, mais elle se trouve en outre invalidée par la crise climatique, qui remet à la fois en cause l’idée d’une nature mue par des régularités éternelles d’une part et l’indépendance des êtres humains vis-à-vis de leur environnement matériel d’autre part.

Le paradigme des Terrestres repose au contraire sur la reconnaissance de la dépendance qui lie les humains à leur milieu et aux vivants qui peuplent ce milieu. Loin de se considérer comme de simples humains dans une nature qu’il s’agirait de maîtriser ou avec laquelle il faudrait simplement vivre en harmonie, les Terrestres chercher à apprendre comment apprivoiser la situation de foncière dépendance qui est la leur.

La logique Terrestre met donc l’accent sur les lignées au sein desquelles s’inscrivent les êtres humains et vise à assurer l’inscription pérenne des formes culturelles contemporaines au sein de ces lignées. Nul exode vers le global ni exil vers le local, mais plutôt une tentative de cohabitation avec la multiplicité des autres êtres vivants, dont Bruno Latour n’explicite cependant pas les contours de façon concrète.

Le Terrestre serait cet individu attaché à la terre et aussi au sol, également capable de reconnaitre l’importance de l’échelle mondiale et sensible aux phénomènes qui ne cadrent avec aucune frontière et débordent toutes les identités. Le paradigme terrestre hérite ainsi du sol la matérialité et l’hétérogénéité, la sensibilité au concret qui manque au point de vue universaliste.

Il hérite pourtant dans le même temps du monde, non pas sous la forme abstraite du Global, mais sous celle de de la prise en compte de formes d’existence qui débordent les frontières et ne se limitent en aucun cas à une localité donnée. Ce paradigme se caractérise ainsi par la subversion des échelles et des frontières temporelles et spatiales.

La division historique entre droite et gauche, qui date des Etats Généraux de l’Assemblée Nationale de 1789, a selon Bruno Latour cessé d’être pertinente dans le contexte de l’Anthropocène.

Pour Latour, ce nouveau positionnement politique ne sera en mesure d’influencer l’avenir politique des sociétés contemporaines qu’à condition de se montrer capable de forger des alliances. Des négociations sont selon lui envisageable entre partisans du paradigme terrestre et tenants du retour au local. Il est ainsi indispensable de reconnaître l’importance d’une appartenance au sol, sans que cette appartenance ne prenne pour autant la forme d’une homogénéité ethnique ni qu’elle ne se confonde avec la recherche d’une prétendue authenticité historique.

La priorité serait donc de savoir comment s’adresser à tous les citoyens qui se sentent à raison trahis et abandonnés par les classes dirigeantes, et qui seraient conscients de la déliquescence des repères modernes. Dans cette perspective, un nouveau langage commun resterait donc à inventer. Il faut cependant bien reconnaître aujourd’hui que peu de progrès ont été accomplis en ce sens.

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