Fin de partie climatique : scénarios de changement catastrophique du climat

Article Image - Fin de partie climatique : scénarios de changement catastrophique du climat

Feu dans la forêt nationale de Bitterroot en 2000 (Montana). Crédit photographie : John McColgan.

Après plusieurs décennies de recherches scientifiques, de nombreuses incertitudes entourent encore la question du dérèglement climatique. Si la réalité de ce dérèglement et son origine anthropique ne font guère de doute, certaines des conséquences qui pourraient découler des bouleversements en cours ne peuvent pour l’instant être prévues avec exactitude.

Luke Kemp, chercheur à l’Université de Cambridge, et ses collègues s’interrogent ainsi dans un article publié en novembre 2022 au sein de la revue Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America sur la nécessité de mieux prendre en compte la possibilité d’un dérèglement catastrophique du climat.

Il existe en effet selon les auteurs de nombreux mécanismes par lesquels le dérèglement du climat pourrait entraîner une catastrophe mondiale. Or, trop peu d’estimations quantitatives s’efforcent selon eux d’évaluer les conséquences que pourrait avoir un réchauffement supérieur à 3 °C. Les scénarios de « fin de partie » climatique méritent donc un examen plus attentif, tant dans le champ de la recherche scientifique que dans le domaine de la décision politique.

De tels scénarios doivent être pris au sérieux pour deux raisons différentes. Premièrement, si certaines politiques d’atténuation du dérèglement climatique ont été récemment mises en œuvres par de nombreux Etats, une multitude de dirigeants et de citoyens promeuvent encore l’inaction climatique comme seul horizon crédible pour l’humanité. Il n’est donc pas certain que les progrès les plus récents en matière d’atténuation (en eux mêmes insuffisants) se poursuivent au cours des décennies à venir.

D’autre part, un emballement du climat ne peut être exclu, même dans l’hypothèse de niveaux d’émissions de gaz à effet de serre modérés au cours du XXIe siècle. Pour un niveau de gaz émis dans l’atmosphère, nos connaissances actuelles indiquent en effet qu’il existe une possibilité non négligeable de réchauffement nettement supérieur au niveau de réchauffement moyen anticipé.

L’augmentation de la température moyenne du globe pour un niveau d’émissions totales de gaz à effet de serre donné se présente ainsi sous la forme d’une distribution statistique dite « à queues grasses » (fat tails en anglais). Une telle distribution comporte une prévalence importante de valeurs aberrantes situées aux extrémités, comme l’indique le graphique ci-dessous.

Distribution « à queues grasses » des probabilités de réchauffement pour une concentration atmosphérique de gaz à effets de serre (méthane et protoxyde d’azote inclus) de 700 parties par millions d’équivalent CO2, contre un peu plus de 500 depuis 2015 et moins de 300 au XVIIIe siècle. Crédit image : G. Wagner et M. Weitzman, 2015, Climate Shock.

S’il est impossible de prévoir avec exactitude le niveau de réchauffement de la planète pour une quantité d’émissions de gaz à effet de serre donnée, c’est notamment parce que les températures vers lesquels nous nous dirigeons sont sans précédent à l’échelle de l’histoire humaine. Il faut par exemple remonter au Pliocène, il y a plus de 2,6 millions d’années, pour retrouver des températures supérieures à 2 °C par rapport aux valeurs préindustrielles.
 

Les archives géologiques indiquent qu’au-delà d’un certain niveau de réchauffement, qu’il est pour l’instant impossible de déterminer avec exactitude, certains points de basculement s’enclencheront et entraînent une modification rapide et irréversible de l’environnement. Ainsi par exemple de l’effondrement de la calotte glaciaire du Groenland, qui provoquerait une montée du niveau des océans de sept mètres. 

Certains points de basculements sont susceptibles d’affecter en retour l’état du climat lui-même. Le dépérissement de la forêt amazonienne représenterait ainsi la perte d’un immense puits de carbone qui contribue à stocker chaque année une quantité non négligeable du principal gaz à effet de serre émis dans l’atmosphère par les êtres humains. De même, le dégel du pergélisol arctique conduirait à la libération d’importantes quantités de CO2 et de méthane stockés dans les sols.

Couche de pergélisol en Alaska, révélée par l’érosion côtière. Crédits photographie : Nations Unies.

Dès lors, un scénario de basculements en cascades ne peut être entièrement exclu, puisque plusieurs points de basculement pourraient être amenés à interagir, le basculement d’une région donnée provoquant le basculement d’autres régions et la libération de quantités additionnelles de gaz à effet de serre. Les chercheurs désignent ce type de phénomène par le terme de « boucles de rétroaction ».

Au-delà d’un certain niveau de réchauffement, l’élévation de la température terrestre dépendra donc en grande partie de la dynamique globale du système terrestre, et non des seules trajectoires d’émissions d’origine anthropiques. Les efforts d’atténuation ne permettront alors plus d’éviter l’emballement du climat.

En cas d’emballement, la prolifération des menaces liées au dérèglement du climat est fortement susceptible de mener à la succession rapide des catastrophes au niveau local. Le passé récent offre un aperçu des conséquences que pourrait avoir l’interaction entre divers désastres climatiques.

Le Pakistan a par exemple été frappé par des vagues de chaleur extrêmes entre mars et mai 2022, inédites par leur précocité, leur durée et leur intensité, et dont le lien avec le dérèglement climatique a été scientifiquement établi. La barre symbolique des 50°C a notamment été dépassée dans la ville de Jacobabad. Le pays a ensuite été frappé en août 2022 par des inondations elles aussi exacerbées par le dérèglement du climat, qui ont affecté 33 millions d’habitants déjà affaiblis par la canicule des mois précédents.

Ce type de conjonction particulièrement destructrice, pour l’instant encore assez rare, devrait devenir beaucoup plus fréquent à l’échelle mondiale. L’accumulation des catastrophes dans un laps de temps restreint et leur répétition au fil dans ans pourrait même devenir la nouvelle norme dans de nombreuses régions en cas d’emballement climatique généralisé.

Dans ces conditions, Luke Kemp et ses collègues soulignent qu’il serait dangereux de s’en tenir à des analyses étudiant chaque risque climatique de façon isolée. Toute évaluation rigoureuse devrait au contraire considérer systématiquement la façon dont ces risques sont susceptibles d’interagir et de s’alimenter mutuellement.

Interaction des risques liés au dérèglement du climat. Crédit image : Luke Kemp et al., 2022, PNAS.

En fin de compte, les dommages climatiques ne doivent donc pas être conçus comme linéaires. Il est pour l’instant impossible de déterminer si des points de basculement et des boucles de rétroaction se déclencheront aux niveaux de réchauffement actuellement anticipés (environ 2,7°C d’ici la fin du siècle). La totalité des interactions possibles entre les différents risques climatique ne peut davantage être anticipée avec certitude.
 

La possibilité d’un dérèglement catastrophique du climat demeure cependant trop importante pour être ignorée. Les auteurs de l’étude appellent ainsi les décideurs publics à accorder un poids plus important aux scénarios de basculement climatique dans leurs arbitrages.

La gestion des risques et la prise de décisions en contexte d’incertitude requièrent en effet la prise en compte des éventualités les plus extrêmes. Il est d’autant plus nécessaire de faire preuve de prévoyance que le dérèglement du climat pourrait compromettre de manière irréversible la capacité de l’humanité à se remettre d’une autre catastrophe imprévue (pandémie, guerre mondiale…).

L’augmentation du niveau de CO2 dans l’atmosphère se produit actuellement à une vitesse inédite dans l’histoire. Les seuils de CO2 qui ont déclenché des extinctions massives aux cours des époques passées pourraient être dépassés d’ici la fin du siècle. L’incertitude devrait donc motiver la prudence et la vigilance plutôt que la complaisance.

En conclusion, les auteurs invitent le GIEC à se pencher plus sérieusement sur la question d’un possible changement climatique catastrophique et suggèrent de consacrer un rapport spécial à cette question, afin de mieux éclairer les choix que les citoyens et leurs représentants auront à faire au cours des années et des décennies à venir en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Scroll to Top