Le climat de l'histoire
- Histoire
- 15.04.2024
- 9 min
William Turner, Quillebeuf, embouchure de la Seine, 1833.
Dans un article de 2009 intitulé « Le climat de l’histoire », l’historien Dipesh Chakrabarty s’interroge sur le réchauffement climatique et sur la manière dont ce phénomène peut conduire à un renouvellement des conceptions traditionnelles de l’histoire humaine. Pour le penseur indien, le réchauffement du climat imposerait aux historiens de réviser un certain nombre de présupposés élémentaires propres à leur discipline. Que ce soit sous leur forme orthodoxe ou sous leur forme critique (analyses marxistes, subaltern studies, critiques postcoloniales…), les théories traditionnelles ne permettent pas de comprendre pleinement la question du dérèglement climatique.
Première thèse avancée par Chakrabarty : la transformation du climat terrestre par l’activité humaine a rendu caduque la distinction entre histoire naturelle et histoire humaine, qui est pourtant au cœur de la tradition humaniste. L’histoire, en tant que discipline, s’est en effet construite comme histoire des événements proprement humains.
La trame d’une telle histoire est constituée par les décisions d’agents conscients de leurs actes, par opposition à des événements naturels qui adviennent de façon purement mécanique et aveugle. La tâche de l’historien a donc typiquement consisté à reconstruire l’état d’esprit des individus et des groupes qui ont par leurs choix et leurs actions orienté le devenir de l’humanité.
Dans une telle perspective, faire de l’histoire revient à identifier, analyser et expliquer un ensemble de coutumes ou de normes sociales propres à une époque. L’histoire, sous sa forme canonique, s’intéresse essentiellement aux phénomènes culturels et délaisse donc ce qui relève de la nature. Pareille conception de l’histoire conduit ainsi à appréhender l’environnement comme un simple cadre, qui n’est certes pas immuable, mais qui évolue à un rythme extrêmement lent, si bien que la relation qu’entretiennent les êtres humains avec leur milieu peut être considérée comme quasiment intemporelle. Cette relation se situe donc manifestement hors du champ de l’enquête historique.
Certains historiens, notamment Fernand Braudel, ont pourtant cherché à écrire une histoire dans laquelle les saisons et les rythmes réguliers de la nature peuvent jouer un certain rôle dans le déroulement des actions humaines – une histoire qui prenne donc en compte les cycles récurrents propres au milieu naturel.
L’environnement cesse alors d’être conçu comme un simple arrière-plan et son influence sur le devenir humain est en partie reconnue. Il demeure toutefois une puissance répétitive et intemporelle, qui n’a en elle-même rien d’historique, puisqu’elle n’est en tant que telle jamais marquée par quelque événement significatif que ce soit.
L’ouvrage de Braudel sur la Méditerranée, paru en 1949, a contribué au renouveau des études historiques, en intégrant systématiquement à ses analyses des événements diverses considérations sur le rôle de l’espace et du milieu humain : c’est la naissance de la « géohistoire ».
Les travaux de Braudel ont pourtant ouvert une première brèche dans la logique binaire opposant l’histoire humaine à l’histoire naturelle. Cette brèche s’est ensuite élargie au cours des années 1960 avec le développement de l’histoire environnementale, qui interroge de façon plus systématique les interactions entre les êtres humains et leur milieu. Certains historiens ont ainsi été amenés à esquisser une première histoire naturelle de l’être humain, en questionnant le rapport entretenus par les êtres humains avec les animaux sauvages, l’eau ou les forêts.
Selon Chakrabarty, ces approches novatrices ne permettent cependant pas en elles-mêmes de saisir les spécificités propres à l’ère du dérèglement climatique. L’histoire environnementale s’est en effet surtout intéressée aux êtres humains en tant qu’agents biologiques dont l’action s’inscrit dans des écosystèmes spécifiques. Or, avec la révolution industrielle, les êtres humains ne sont plus simplement des êtres doués d’une puissance proprement biologiques, mais des individus dont les actions s’articulent à tout un ensemble de machines et acquièrent par là une puissance d’échelle géologique.
Avec le recours aux énergies fossiles, les humains sont donc en mesure de faire fonctionner des dispositifs techniques qui n’influencent plus simplement leur milieu environnant, mais dont les répercussions atteignent une ampleur planétaire. De là un bouleversement de la chronologie humaine. Cette dernière est longtemps restée insignifiante en comparaison de l’immensité des événements géologiques, qui peuvent s’inscrivent dans une histoire longue de plusieurs milliards d’années. La portée des entreprises humaines demeurait ainsi d’une ampleur relativement modeste en comparaison d’événements géologiques comme la formation des océans ou la transformation des continents.
Avec l’essor des techniques, qui s’est accompagné d’une hausse vertigineuse de la population mondiale, l’activité humaine est pourtant capable de provoquer aujourd’hui des bouleversements d’une échelle comparable à celle des événements géologiques les plus importants. La combustion effrénée d’énergies fossiles conduit ainsi à une transformation radicale de la composition de l’atmosphère terrestre et provoque par exemple une hausse du niveau de l’ensemble des océans.
L’artificialisation des territoires sous l’effet de l’activité humaine a désormais pris des proportions planétaires. L’œuvre du photographe Edward Burtynsky offre un témoignage saisissant de cette influence des êtres humains sur l’ensemble des milieux terrestres. Crédit photographie : Edward Burtynsky, 2013.
Prendre acte d’une telle rupture implique pour l’historien un bouleversement méthodologique et conceptuel radical. Là où l’histoire environnementale classique considérait que les sociétés étaient prisonnières du climat qui leur était propre, il faut désormais reconnaître que les êtres humains sont capables de bouleverser les conditions climatiques au sein desquelles se déploie leur activité.
Cette nouvelle aptitude, qui a commencé à se développer au cours de la révolution industrielle, ne s’est pleinement exprimée que dans la seconde partie du vingtième siècle. Ce n’est donc que très récemment que la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle a commencé à s’effondrer. Il n’est dès lors pas étonnant que l’histoire, en tant que discipline, ait tardé à s’intéresser à ce nouveau couplage entre temporalité humaine et temporalité géologique.
La prise en compte de cette jonction inédite est pourtant indispensable : si les êtres humains sont effectivement devenus des agents géologiques à part entière, leurs actions peuvent avoir des conséquences similaires à celles qui ont découlé des grands événements de l’histoire de la Terre, laquelle a notamment été ponctuée par plusieurs extinctions de masse des espèces. De telles possibilités ne peuvent raisonnablement être ignorées.
La seconde thèse avancée par Chakrabarty concerne notre conception de la modernité. L’émergence du dérèglement climatique remet selon lui en cause la pertinence des récits humanistes portant sur cette période historique. Les historiens ont ainsi largement mis l’accent sur la question du progrès des libertés au cours des deux cent cinquante dernières années, que ce soit au sein des sociétés occidentales, avec notamment le développement du paradigme des droits humains, mais aussi, plus tardivement, au sein des anciennes colonies qui ont progressivement accédé à l’indépendance.
Pour Chakrabarty, il est cependant nécessaire de s’interroger sur les implications géologiques de ce progrès apparent de la liberté humaine. Qu’il s’agisse de l’essor de nos déplacements, de la conquête de la sécurité alimentaire ou de l’explosion de l’activité industrielle, l’ensemble de nos pratiques effectives reposent sur une utilisation croissante de machines et d’énergies fossiles. La liberté moderne, sous sa forme la plus concrète, est ainsi indissociable d’un sous-bassement énergétique dont l’existence implique en retour des répercussions d’échelle planétaire.
Le mode de vie dominant au sein des sociétés industrialisées est indissociable d’un sous-bassement énergétique qui reste en lui-même largement invisible dans le cadre de la vie quotidienne. Crédit image : Pixabay.
La relecture de l’histoire de la modernité à l’aune d’une réflexion sur l’Anthropocène conduit ainsi à une critique radicale des récits portant sur le progrès de la liberté. L’Anthropocène représente un développement éminemment indésirable de la modernité sur lequel il serait fautif de fermer les yeux. Le réchauffement de la planète affecte en effet les paramètres biologiques et géologiques qui ont conditionné jusqu’à présent la survie de l’humanité.
L’émergence des facteurs contribuant au réchauffement climatique, à savoir la combustion de combustibles fossiles, l’industrialisation de l’élevage animal et le défrichement des forêts tropicales, s’inscrivent cependant au sein d’une histoire plus vaste : la naissance du capitalisme en Occident et la domination impériale ou quasi-impériale de l’Occident sur le reste du monde. C’est bien du capitalisme industriel occidental que se sont inspirées les classes dirigeantes de la Chine, du Japon, de l’Inde, de la Russie et du Brésil à la fin du vingtième siècle lorsqu’elles se sont elles-mêmes efforcées de développer leur économie et d’asseoir leur puissance géopolitique.
Dès lors, la responsabilité de la crise actuelle devrait être attribuée en premier lieu aux nations riches et aux classes les plus riches des pays plus pauvres, et non à l’humanité tout entière. L’empreinte carbone des populations les plus pauvres est en effet dérisoires, et ces dernières ne portent donc à peu près aucune responsabilité dans le dérèglement du climat.
Contribution par pays et continent aux émissions totales de dioxyde de carbone depuis l’ère industrielle. Crédit image : Our World in Data, 2019.
L’avènement de l’Anthropocène n’en rend pas moins rend nécessaire une mise en dialogue des histoires du capitalisme avec l’histoire de l’espèce humaines. Telle est la troisième thèse avancée par Chakrabarty : la seule critique du capital ne permet pas de comprendre pleinement la situation à laquelle nous sommes confrontés.
Il est vrai que le dérèglement du climat découle de la diffusion d’un modèle de société fondé sur une forte consommation d’énergie qui a été créé et promu par l’industrialisation capitaliste. Cependant, les conséquences du dérèglement climatique n’ont en elles-mêmes pas davantage de lien direct avec la logique capitaliste qu’avec le paradigme socialiste ou nationaliste.
Ce que le dérèglement climatique met en péril, ce sont les conditions d’existences qui ont permis l’essor de la civilisation humaine. La naissance de l’agriculture, il y a environ dix mille ans, ne saurait ainsi être conçue comme la simple conséquence de l’inventivité humaine. Elle a été rendue possible par l’évolution de la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, qui a conduit à la fin de l’ère glaciaire et à l’apparition d’un climat stable et tempéré. La température de la planète s’est alors stabilisée à un niveau qui a rendu possible la culture de céréales.
La naissance de l’agriculture a eu lieu au cours du néolithique, il y a un peu plus de 10 000 ans. Elle coïncide avec la stabilisation du climat terrestre à des niveaux tempérés durant le début de l’Holocène, époque géologique à laquelle pourrait désormais avoir succédé l’Anthropocène. Crédit image : Histoire pour tous.
Ce sont ces conditions de vie qui sont aujourd’hui en passe de disparaître. Un tel état de fait dépasse donc très largement l’histoire du capitalisme, des relations de domination et des asymétries sur lesquelles repose ce régime socio-économique. Il n’est nullement question de nier le rôle des nations les plus riches et de celles qui se sont récemment industrialisées dans l’accumulation récente de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Pour rendre compte du présent, il est cependant indispensable de ne pas s’en tenir à l’histoire du capitalisme et d’instaurer au contraire un dialogue entre l’histoire, la géologie et l’archéologie.
Il en retourne en dernière instance de la compréhension que les êtres humains ont d’eux-mêmes. Dans sa quatrième thèse, Chakrabarty revient ainsi sur l’importance de la mise en regard de l’histoire des espèces et de l’histoire du capital. Sans une telle entreprise, il sera impossible aux sociétés et aux individus contemporains de se comprendre eux-mêmes. Le développement d’une conscience historique est en effet une manière d’entamer une réflexion critique sur ses propres expériences et sur celles des acteurs historiques dont nous sommes les contemporains ou les héritiers.
Si la connaissance historique a toujours été utile au déchiffrement de soi, elle s’avère particulièrement indispensable dans le contexte de l’Antrhopocène. Cet événement est en effet d’une telle ampleur qu’il nous est impossible d’en faire l’expérience concrète. Nous pouvons assurément les témoins de certains effets spécifiques du dérèglement du climat, mais nous ne sommes pas en mesure d’accéder empiriquement au phénomène dans son ensemble, puisqu’il touche la planète entière. Il nous est donc impossible de faire l’expérience de notre nouvelle condition d’agent géologique.
La connaissance historique est donc indispensable pour comprendre ce que nous faisons et ce que nous sommes. C’est en tant qu’espèce et non en tant qu’individus que nous sommes en mesure de provoquer des bouleversements d’échelle géologique. Or, nous ne faisons jamais l’épreuve que de notre vie individuelle, non de la vie de l’espèce, qui nous est inaccessible sur le plan concret. Un certain degré d’abstraction et une mise en ordre des événements relevant de l’histoire humaine et de l’histoire géologique sont dès lors nécessaires à l’élucidation de notre nouvelle condition. L’histoire, en tant que discipline, offre précisément l’occasion d’une telle prise de recul.