Tout peut changer
- Essais
- 03.04.2024
- 9 min
Crédit image : Occupy.com
Dans un ouvrage intitulé Tout peut changer et dont la traduction française est parue en 2016 aux éditions Actes Sud, l’essayiste Naomi Klein propose de revenir sur l’échec des politiques de réduction d’émissions de gaz à effet de serre au cours des trois dernières décennies.
Pour la penseuse canadienne, cet échec est essentiellement imputable au fonctionnement du système économique capitaliste. Le capitalisme repose en premier lieu sur une logique de laisser-faire qui empêche de réglementer et de taxer les activités de production les plus émettrices de gaz à effet de serre. La remise en cause permanente de la légitimité de la dépense publique rendrait également plus beaucoup plus difficile les investissement conséquents qui sont indispensables à la construction de nouvelles infrastructures décarbonées.
De plus, le capitalisme, régime foncièrement inégalitaire, serait indissociable de la captation du pouvoir économique par une minorité d’élites, dont une partie chercherait à retarder la transition climatique afin de préserver ses intérêts propres. Afin d’éviter un réchauffement supérieur à 2°C, il serait notamment nécessaire de laisser dans le sol une grande partie des réserves d’énergies fossiles actuelles. Or, un tel renoncement impliquerait des pertes colossales pour les compagnies extractives et pour leurs actionnaires, qui luttent donc sans relâche pour freiner la transition climatique.
Les principales compagnies fossiles dépensent ainsi chaque années plusieurs centaines de millions de dollars pour influencer les décideurs publics et s’efforcent par ailleurs d’induire en erreur les populations au sujet de la réalité du dérèglement climatique ou de leurs propres engagements en faveur de la transition, non sans succès.
Les profits annuels des compagnies gazières et pétrolières se comptent en milliers de milliards de dollars et ont atteints des niveaux records en 2022. Source image : Agence Internationale de l’Energie, 2023.
Plus généralement, c’est la logique même de croissance qui est incompatible avec une réduction sérieuse des niveaux d’émissions de gaz à effet de serre. Le capitalisme repose en effet sur un processus d’expansion illimitée qui conditionne sa pérennité et qui demeure indissociable d’une consommation importante de matière et d’énergies fossiles. Dès lors, de simples réformes à la marge du système économique existant ne pourront en aucun cas permettre d’éviter le dérèglement du climat.
Pour autant, Naomi Klein ne recommande pas de renoncer intégralement aux apports de la croissance économique. Pour que notre existence n’outrepasse pas les limites écologiques de la planète, il serait suffisant que les habitants des Etats les plus riches reviennent au mode d’existence qu’ils ont connu cours des années 1970, lequel n’avait certes rien d’épouvantable. Il n’est donc nullement question de s’imposer des privations drastiques, mais simplement d’adopter des habitudes plus sobres.
Le capitalisme favorise au contraire l’universalisation d’une consommation effrénée, qui s’est étendue à une une nombre croissant de sociétés au gré de la mondialisation, laquelle représente pour l’essayiste l’un des facteurs les plus décisifs de l’échec de la transition climatique.
De façon frappante, l’accélération de ce processus coïncide avec l’émergence de la question climatique. En 1988, le climatologue James Hansen témoigne devant le Congrès américain pour avertir des risques que représente le dérèglement du climat. C’est à partir de cette date que le problème du réchauffement climatique devient réellement un sujet de débat public. L’année suivante, le mur de Berlin s’effondre, ce qui ouvre la voie à un nouvel ordre mondial.
Au cours de la période qui suit, les négociations sur le climat et le commerce ont ainsi occupé le devant de la scène internationale de façon concomitante. La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) est ratifiée en 1992. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), chargée de favoriser le commerce international, est quant à elle mise en place en 1995. Le protocole de Kyoto, qui doit permettre d’assurer une première réduction des émissions de gaz à effet de serre, est adopté en 1997. La Chine devient membre à part entière de l’OMC en 2001.
La multiplication des accords climatiques n’a pour l’instant pas permis de ralentir l’accumulation de gaz à effet de serres dans l’atmosphères. Crédit image : Tadzio Müller et al.
De façon remarquable, ces deux processus parallèles se sont déployés isolément l’un de l’autre, alors que les interactions entre l’essor des échanges et le bouleversement du climat sont indéniables. La mondialisation suppose en effet la diffusion globale d’un modèle de production indissociable d’une consommation massive de ressources fossiles.
Le transport accru des marchandises implique par ailleurs d’importantes émissions de carbone. Enfin, la multiplication des dispositions permettant aux entreprises privées de poursuivre en justice les gouvernements nationaux adoptant des mesures environnementales qui menaceraient leurs bénéfices ne peut que dissuader la mise en place de mesures ambitieuses de réduction des émissions.
Plutôt que d’une réelle isolation entre régime climatique et régime de libre-échange, il faudrait en fait parler d’une subordination du premier au second. L’article 3 de la CCNUCC indique ainsi : « Il convient d’éviter que les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques […] constituent un moyen d’imposer des discriminations arbitraires ou injustifiables sur le plan du commerce international ».
Il n’est dès lors guère étonnant que les engagements pris lors des négociations sur le climat ne prévoient pas de mécanismes de sanction, alors même que le non-respect des accords commerciaux expose les Etats à être jugés par des tribunaux commerciaux et à se voir infliger des sanctions sévères.
De nombreux programmes favorisant le déploiement d’énergies dites renouvelables ont ainsi été contestés devant l’OMC. En 2010, les États-Unis ont par exemple remis en cause l’un des programmes de subvention à l’énergie éolienne de la Chine, qui a elle-même a déposé une plainte en 2012 visant divers programmes d’énergie renouvelable dans l’Union européenne. Les subventions du Canada aux usines de fabrication de panneaux solaires ont également été attaquées par l’Union Européenne et le Japon devant l’OMC.
Les subventions directes accordés par les Etats aux industries fossiles, qui ont dépassé les 1000 milliards de dollars par an en 2022 (sans mentionner les subventions indirectes), ne donnent en revanche lieu à aucun litige commercial.
Pour Naomi Klein, les solutions libérales au problème du dérèglement climatique sont donc irrémédiablement vouées à l’échec. Ces solutions sont principalement de deux ordre : mise en place de marchés carbone d’une part, et mécanismes de compensation carbone d’autre part.
Les marchés carbone sont des mécanismes d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre pour les entreprises. Pour pouvoir poursuivre leurs activités émettrices, les entreprises doivent acheter des quotas d’émissions mis en vente par une autorité publique sur un marché ad hoc. Le surcoût qui résulte de ce dispositif est censé inciter les entreprises à réduire leurs émissions.
L’Union Européenne a par exemple mis en place un marché carbone sur son territoire en 2005. Cependant, à la suite d’une attribution excessive de quotas d’émissions gratuits aux entreprises à la demande des lobbies, le prix de la tonne de carbone s’est effondré, si bien que le dispositif s’est avéré très peu efficace. Les cours ont cependant connu une certaine reprise à partir de 2017, et l’adoption d’une réforme d’envergure par le parlement européen en 2023 pourrait contribuer à renchérir le coût du carbone pour les entreprises.
Le prix des quotas d’émissions de gaz à effet de serre s’est effondré durant une décennie, ce qui a considérablement retardé les efforts climatiques menés en Europe. Source image : Ministère de la Transition Ecologique.
Quant aux mécanismes de compensation carbone, ils consistent à contrebalancer les émissions d’une activité donnée par le financement de projets de réduction d’émissions ou de séquestration de gaz à effet de serre, par exemple via la préservation ou le développement de forêts.
De nombreuses entreprises multinationales sont ainsi amenées à louer ou à acheter d’immenses surfaces pour compenser en partie leurs émissions de gaz à effet de serre, privant par là des populations autochtones de l’accès à des ressources indispensable à la préservation de leur mode de vie. Cette pratique serait ainsi à l’origine de nombreux cas de violations des droits humains.
De plus, les projets de compensation financés par les entreprises sont souvent inefficaces ou même entièrement fictifs. D’après une enquête menée conjointement par Die Zeit et The Guardian, 90% des certificats de compensation carbone délivrés par les organismes internationalement agréés sont en fait frauduleux.
Il est vrai que certains entrepreneurs prennent des initiatives volontaires, se situant en dehors des mécanismes mis en place au niveau national ou international, pour préserver le climat. Pour Naomi Klein, l’essentiel de ces démarches relèvent cependant davantage de la stratégie de communication que d’un véritable engagement climatique.
L’essayiste canadienne analyse notamment le cas du fondateur du groupe Virgin, Richard Branson. Cet entrepreneur britannique s’est engagé publiquement en 2006 à dépenser 3 milliards de dollars pour développer des biocarburants servant d’alternative au pétrole et d’autres technologies favorables à la préservation du climat. En 2013, ses investissements dépassaient à peine les 200 millions de dollars.
En revanche, Branson s’est lancé dans un projet de tourisme spatial, fortement émetteur en gaz à effet de serre, dans lequel des milliards de dollars ont été dépensés, tout en assurant la croissance de l’activité de la compagnie aérienne qu’il avait fondé en 1982. Pour Klein, cet exemple est particulièrement emblématique de l’attitude des milliardaires face au dérèglement du climat. Ces derniers, en promouvant l’auto-régulation du marché, visent en fait à éviter toute réglementation plutôt qu’à assurer la mise en place d’une économie décarbonée.
Dans ces conditions, la stratégie adoptée par les ONG environnementales au cours des années 1990, qui a consisté à tenter de coopérer avec les plus grandes entreprises pour amorcer la transition climatique, ne pouvait qu’être vouée à l’échec. Selon Naomi Klein, seule la confrontation directe avec les acteurs économiques promouvant l’inaction climatique est susceptible d’être couronnée de succès.
L’auteure désigne ainsi par le terme de « Blockadia » l’ensemble des mouvements de résistance visant à empêcher l’émergence de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles. Ce terme renvoie à un mouvement protestataire transnational et itinérant, organisé par des militants soucieux de privilégier les actions de terrain aux approches purement techniciennes et aux diverses négociations qui ont lieu à l’occasion des sommets climatiques.
Ce mouvement trouverait son origine dans les luttes engagées au sein du delta du Niger au cours des années 1990. Dans cette région riche en pétrole, les activités des compagnies extractives ont conduit au déversement de résidus pétroliers dans les cours d’eau et dans les espaces naturels, ce qui a conduit à une dégradation extrême des conditions de vie des habitants locaux, le peuple Ogoni.
Le territoire ogoni, dévasté par les fuites pétrolières. Source image : Les Amis de la Terre.
Une première révolte populaire contre les pollutions provoquées par les majors pétrolières a éclaté au début des années 1990. Ces protestations, dirigées entre autres par le dramaturge Ken Saro-Wiwa, ont conduit certaines compagnies comme Shell à se retirer du territoire Ogoni.
Des milliers de résidents du Delta ont cependant été torturés et tués, et des dizaines de villages ogonis ont été rasés. Ken Saro-Wiwa et huit de ses compatriotes ont été condamnés à mort par le régime nigérian. A partir de 2006, une véritable insurrection armée s’est donc organisée sur le territoire des Ogoni. Des attaques à la bombe ont été menées contre les infrastructures pétrolières et certains travailleurs de l’industrie pétrolière ont même été enlevés.
Au sein des pays où les activités des entreprises sont davantage réglementées, la résistance aux activités d’extraction des ressources fossiles peut cependant prendre une forme plus pacifique. Naomi Klein ne prône donc pas la résistance violente.
La lutte contre la construction du pipeline Keystone XL représente pour elle un cas emblématique des activités du mouvement blockadia. Le projet Keystone XL, dont le coût a été estimé à plus de 9 milliards de dollars, devait permettre l’extension à hauteur de 2 677 kilomètres d’un oléoduc existant, afin d’acheminer aux Etats-Unis jusqu’à 830 000 barils de pétrole par jour, en provenance des sables bitumeux d’Alberta.
Keystone a provoqué les plus grandes manifestations de l’histoire du mouvement climatique américain : plus de 30 000 personnes se sont ainsi réunies pour protester devant la Maison Blanche en février 2013. Plus d’une centaine de peuples autochtones américains et canadiens se sont également coordonnés pour dénoncer un projet dont la réalisation aurait conduit à une violation de leurs droits fonciers. Après de nombreux rebondissements, le projet a finalement été enterré de façon définitive en 2021 par le président Joe Biden.
L’exercice des droits des peuples autochtones a joué un rôle central dans de nombreux autres mouvements de résistance aux combustibles fossiles sur le continent américain : opposition des Cheyennes à l’exploitation du charbon dans le Montana ; lutte des Lummi, là encore contre l’industrie du charbon, dans le nord-ouest du Pacifique ; efforts des Elsipogtog pour empêcher le développement de la fracturation hydraulique au Nouveau-Brunswick, etc.
Le mouvement blockadia ne se limite cependant pas au continent américain. En Allemagne, le développement d’une nouvelle mine de charbon dans le village de Lüzerath a par exemple provoqué d’importantes protestations en 2023. L’extension d’un puits de pétrole en Gironde a également suscité un importante opposition en France en 2024.
Manifestants s’opposant au projet de mine dans le village de Lüzerath. Source image : Roland Geisheimer.
Sur le continent africain, la construction d’un pipeline par Total en Ouganda et en Tanzanie est également à l’origine de mouvements protestataires durement réprimés, tandis qu’en Australie, des militants sont parvenus à imposer un blocus temporaire au port d’exportation de charbon de Newcastle.
Pour Naomi Klein, le combat contre les énergies fossiles peut donc être remporté. L’essayiste propose notamment un parallèle entre blockadia et le mouvement pour l’abolition de l’esclavage, qui a rendu possible une évolution majeure de l’organisation économique aux Etats-Unis – au prix cependant de rébellions souvent réprimées dans le sang et d’une guerre civile meurtrière.
Le dépassement d’un modèle de civilisation fondé sur l’exploitation des énergies fossiles supposera de mettre fin à la logique extractiviste qui réduit le monde et les êtres humains à de simples ressources et repose sur la multiplication des zones sacrifiées, à l’image de l’île de Nauru, dont l’essentiel du territoire a été détruit afin d’assurer l’exploitation du phosphate indispensable aux activités agricoles intensives.
Nauru, zone sacrifiée. Source image : Lorrie Graham.
Le combat s’annonce d’autant plus titanesque que l’influence du modèle extractiviste s’exerce bien au-delà des seules sphères capitalistes. Comme le reconnaît Naomi Klein, ce modèle a également inspiré les mouvements communistes, socialistes et syndicalistes. Ce sont donc en dernière instance de nouveaux modèles d’organisation sociale qui restent à inventer. C’est sans doute là que réside l’un des enjeux les plus importants de la lutte contre le dérèglement climatique.