Comment les économistes réchauffent la planète

Dans un ouvrage intitulé Comment les économistes réchauffent la planète, paru aux éditions du Seuil en 2016, Atonin Pottier, maître de conférence à l’EHESS, s’interroge sur les préconisations proposées par un certain nombre d’économistes en matière de politiques climatiques.

Les analyses économique portant sur le coût des réductions d’émissions nécessaires pour limiter le réchauffement du climat semblent indiquer des niveaux d’investissements fort raisonnables. En investissant dans la transition climatique dès 2015, il aurait été possible de stabiliser la concentration de CO2 dans l’atmosphère à 450 parties par millions (ppm) – contre 280 ppm à l’ère pré-industrielle – pour un coût limité à 2% du PIB mondial en 2030, et 3,5% en 2050. Un tel coût paraît limité en regard des conséquences désastreuses découlant d’un dérèglement excessif du climat. Telles étaient du moins les conclusions du 5e rapport du GIEC publié en 2014.

En vert, le coût sur la période 2010-2050 (en % du PIB mondial) des mesures permettant de limiter la quantité d’équivalent CO2 dans l’atmosphère à 430-530 ppm en 2100. En bleu marine, le coût de mesures permettant d’atteindre cet objectif tout en assurant un niveau de sécurité énergétique élevé en en garantissant des niveaux de pollution de l’air faibles. Source : GIEC (AR5, WGIII, ch. 6).

Dans ces conditions, comment expliquer que de nombreux économistes se soient souvent montrés de farouches partisans de l’inaction climatique ? Pour comprendre ce positionnement, il faut tout d’abord rappeler que sur le plan de la rationalité économique, quand bien même les bénéfices d’une politique donnée excèdent son coût, cette politique n’est pas nécessairement optimale. Pour être jugée telle, elle doit conduire à une situation de maximisation des bénéfices.

Quand bien même la réduction des émissions diminue les dommages climatiques futurs, elle entraîne des investissements supplémentaires et diminue la consommation d’aujourd’hui. La réduction des émissions de gaz à effet de serre est ainsi réduite à un simple investissement, qui doit avoir un taux de rendement au moins égal aux autres investissements qui pourraient être réalisés avec le capital mobilisé.

Second élément d’explication proposé par Antonin Pottier : le discours économique a systématiquement sous-évalué les conséquences du dérèglement climatique sur la production de richesses. Il n’est dès lors pas étonnant que l’inaction climatique ait été préférée à des investissements jugés peu profitables. Pour les économistes, les politiques climatiques sont peu intéressantes, car sur le plan économique, les dommages climatiques seraient en fin de compte peu importants.

En quoi consistent au juste ces dommages ? Ils sont usuellement répartis par les économistes en deux catégories distinctes : dommages marchands d’une part et dommages non-marchands d’autre part. Les dommages marchands correspondent aux pertes de production. Les dommages non-marchands renvoient plutôt à des pertes d’ordre psychologiques, comme par exemple la disparition d’un paysage.

La destruction d’un espace naturel (ici la forêt en Alberta) est aux yeux de l’économiste un simple dommage non-marchand qui peut être compensé par une production accrue de richesses (en l’occurrence la production de pétrole issu des sables bitumeux). Source photographie : Greenpeace.

Comment estimer la valeur des dommages non-marchands ? Les économistes choisissent le plus souvent de les convertir en pertes de production. La valeur d’un dommage donné est égale à la hausse de consommation qui le compenserait aux yeux des victimes du préjudice. Une telle conversion est cependant difficile à opérer en pratique. Solution d’ordinaire proposée par les économistes : ne pas prendre en compte les dommages non-marchands dans les calculs.

Le problème des dommages non marchands étant ainsi réglé, il reste encore à calculer le coût des dommages marchands liés au dérèglement du climat. Trois grandes méthodes ont été développées à cette fin.

La première, dite énumérative, consiste à établir une liste des dommages climatiques possibles, puis à les évaluer séparément et à en faire la somme. Le fonctionnement de certains secteurs, comme les administrations publiques, est considéré comme indépendant du climat. D’autres secteurs, comme la construction, qui implique du travail en plein air et est donc sensible aux pics de chaleur ou aux intempéries, sont jugés modérément sensibles aux conditions climatiques. Enfin, quelques secteurs sont identifiés comme étant très exposés aux conditions climatiques. Tel est notamment le cas des activités qui reposent sur l’exploitation de la matière vivante : agriculture, pêche, exploitation du bois, etc.

L’agriculture est en première ligne du dérèglement climatique. La sécheresse de 2022 a par exemple provoqué en France une perte des rendements agricoles de 10% à 20% pour les cultures céréalières. Crédit image : Consoglobe.

Des études sectorielles sont ensuite utilisées pour chiffrer les dommages correspondant aux deux derniers types de secteurs. En employant cette méthode, William Nordhaus, récompensé par le prix de la Banque de Suède en sciences économiques pour ses recherches en économie du climat, a par exemple estimé la perte de production résultant d’un réchauffement de 3°C à 0,25 % du revenu national des États-Unis.

Cette valeur s’explique par la structure de l’économie américaine, au sein de laquelle les secteurs très exposés au dérèglement climatique ne représentent que 3 % du PIB. La disparition complète de l’agriculture américaine n’aurait selon cette logique qu’une faible incidence économique et peut donc être considérée comme une issue parfaitement viable dans la logique adoptée par Nordhaus.

Lors du discours qu’il a prononcé à l’occasion de la remise du prix Nobel en 2018, Nordhaus a présenté ce graphique, qui décrit comme optimal un niveau de réchauffement supérieur à 3°C au cours du XXIe siècle. Source image : Nobelprize.org.

La méthode énumérative ne permet cependant pas de tenir compte des effets de propagation des dommages. Une perte de production agricole peut par exemple avoir des répercussions sur l’industrie agroalimentaire. Une deuxième méthode de calcul des dommages vise à corriger ce défaut en tenant compte des ajustements qui peuvent avoir lieu entre les secteurs.

Paradoxalement, cette deuxième méthode conduit généralement à des estimations plus optimistes encore. Les dommages climatiques induisent en effet des variations de prix auxquelles les consommateurs s’ajustent en modifiant leur demande : si les prix augmentent au sein d’un secteur, la consommation diminue au sein de ce secteur, mais peut se reporter sur d’autres secteurs. Les pertes de production locales peuvent donc être compensées au niveau global.

Une dernière méthode, statistique, propose d’estimer les dommages climatiques à partir de données historiques. Les économistes s’efforcent alors de mesurer l’influence des variations climatiques passées sur la production. Une première stratégie consiste à calculer l’effet des fluctuations météorologiques annuelles passées sur l’activité économique. Une seconde possibilité est de rechercher l’existence de différence significative d’activités économiques entre les pays selon leur température moyenne.

Cette méthode a cependant le défaut de mettre sur le même plan des hausses ponctuelles de température ou des différences régionales avec une hausse continue de la température moyenne à l’échelle du globe. Elle ignore entièrement les coûts engendrés par l’adaptation du capital existant au nouveau climat, ainsi que les conséquences économiques de l’incapacité de certains acteurs à réagir de la bonne manière aux modifications du climat. Elle omet enfin certains phénomènes essentiels comme la montée du niveau des mers ou l’acidification des océans.

La hausse du niveau des océans, qui représente l’un des aspects essentiels du dérèglement climatique, est entièrement ignoré par certains modèles économiques.

Avec ces trois types de méthodes, la plupart des économistes ont estimé que les dommages résultat d’une hausse des températures inférieure à 2 °C seraient en fin de compte assez faibles. Certaines estimations plus pessimistes, comme celles de l’économiste anglais Nicholas Stern, anticipent des dommages de l’ordre de 6% du PIB pour un réchauffement global de 8 °C.

Les études climatologiques sur les conséquences d’un réchauffement du climat supérieur à 3°C restent pourtant rares et souffrent de nombreuses lacunes. Les « estimations » des économistes apparaissent alors en fait comme des extrapolations difficilement justifiables.

Un exemple présentant diverses « fonctions de dommage » censées représenter les effet du dérèglement climatique sur l’économie mondiale. Pour un réchauffement de 2°C, considéré comme particulièrement dangereux par les climatologues, l’ensemble de ces estimations concluent à des dommages à peine discernables. Source : Zhao et al., Science Advance, 2020.

Dans ces conditions, il n’est guère étonnant qu’un économiste comme Richard Tol, spécialiste de l’évaluation des dommages climatique, puisse affirmer que le dérèglement du climat ne représente pas un problème important pour le XXIe siècle, ou que William Nordhaus ait déclaré que la trajectoire économiquement optimale de réchauffement était supérieure à 3°C.

Ces propos contrastent avec ceux des climatologues. La scientifique française Valérie Masson-Delmotte affirme par exemple que la limitation du réchauffement climatique 1,5°C ou 2°C est absolument indispensable pour préserver un monde « vivable et équitable ».

Un sondage réalisé par Nordhaus lui-même en 1994 souligne l’écart qui a pu exister entre économistes et climatologues concernant la gravité du dérèglement du climat. Les experts interrogés, tous spécialistes des dommages climatiques, devaient proposer des estimations de dommages pour différents scénarios. Dans le cas d’un réchauffement de 6 °C atteint dès 2090, les spécialistes de sciences naturelles anticipaient des pertes comprises entre 20 % et 95 % du PIB. Les économistes misaient quant à eux sur des pertes de 0,3 % à 9 % du PIB.

La faiblesse des estimations proposées par les économistes s’explique également par leur manière de calculer les dommages dans le temps. La réduction des émissions a un coût immédiat, tandis que les bénéfices liés à la préservation du climat ne seront sensibles que dans plusieurs décennies.

Or, en économie, la valeur d’un euro reçu aujourd’hui n’est pas identique à celle du même euro reçu plus tard, et ce indépendamment du toute considération concernant l’inflation. En effet, le futur est incertain : un agent économique ne peut être absolument certain d’être encore en vie demain ou dans dix ans, ce qui réduit l’intérêt d’une somme d’argent reçue à une échéance lointaine.

La validité de ce raisonnement est peut-être moins convaincante lorsqu’on réfléchit à l’échelle d’une société – bien que la possibilité d’une extinction de l’espèce humaine au cours des siècles à venir ne puisse être entièrement exclue.

Seconde raison pour laquelle les économistes accordent une moindre valeur à l’avenir : l’utilité supplémentaire d’une unité de consommation, ou utilité marginale, décroît lorsque la richesse augmente. Un euro supplémentaire a par exemple moins de valeur pour un millionnaire que pour celui qui peine à se nourrir.

Or, une écrasante majorité d’économistes font l’hypothèse que la croissance du PIB mondiale se poursuivra au cours de ce siècle et des siècles à venir. Un euro investi aujourd’hui permettra en effet d’obtenir des taux d’intérêts qui conduiront à un enrichissement progressif. Les pertes lointaines résultant des dommages climatiques serait ainsi négligeable en comparaison des bénéfices que permettraient d’obtenir les investissements présents.

Les économistes parlent de « taux d’actualisation » pour rendre compte de cette dévaluation de l’avenir. Le choix de ce taux est crucial pour le calcul des dommages climatiques. Dans le cas d’une somme de 100 € reçue dans trente ans, le choix d’un taux d’actualisation de 12% conduit par exemple à estimer sa valeur actuelle à 3,3 € tandis qu’un taux d’actualisation de 4% conduit à la valoriser à 30,8 €.

Le choix du taux d’actualisation influence de façon décisive la valeur future accordée à un bien détenu aujourd’hui. Source image : Encyclopédie de l’énergie.

Afin de choisir un taux d’actualisation qui ne soit pas purement arbitraire, William Nordhaus a par exemple choisi de fonder ses calculs sur les taux d’intérêt de certains instruments financiers dont le rendement est de l’ordre de 6 % par an. Actualiser le futur revient alors en fait à lui ôter à peu près toute valeur.

D’autres économistes ont cependant choisi de baser leur taux d’actualisation sur le rendement des bons du Trésor américains, moins risqués, qui sont de l’ordre de 1,5 %. De tels choix semblent en dernière instance extrêmement difficiles à justifier, alors qu’ils conduisent pourtant à des conclusions radicalement différentes.

Le taux d’actualisation retenu, qui ne peut jamais être justifié de façon absolue, conduit à des conclusions radicalement différentes concernant le coût associé à l’émissions d’une tonne de CO2 dans l’atmosphère. Source image : National Academies Press.

Il existence enfin une dernière raison qui conduit de nombreux économistes à sous-estimer le coût des dommages climatiques. Les incertitudes qui entourent les trajectoires de réchauffement à venir interdisent d’écarter la possibilité de scénarios catastrophiques qui engendreraient des dégâts à peu près infinis. Cependant, les économistes ne sont pas en mesure de calculer la probabilité de tels scénarios et font donc le plus souvent le choix de ne pas les inclure dans leurs calculs, ce qui ne peut que conduire à des résultats biaisés.

Le cadrage qui résulte de l’analyse coût-bénéfice produit en fin de compte une illusion : une situation future inconnue et extrêmement complexe est convertie en une situation maîtrisable, au moyen d’une série d’omissions qui vident de sa substance le discours économique.

D’autres paradigmes peuvent pourtant être envisagées. Dès les années 1960, un certain nombre d’études pionnières proposent d’appréhender le système économique comme un processus de transformation de la matière plutôt que comme un flux de valeurs purement abstraites et détachées de tout substrat matériel. L’activité économique repose en effet sur l’extraction de matières premières, ensuite transformées en produits finis puis vendus aux ménages.

Un tel processus ne peut que conduire à la production de déchets et de pollutions. Le circuit économique d’échange de biens et de services est alors pensé comme l’une des composantes de l’ensemble des flux de matière qui parcourent la nature.

Cette approche métabolique a notamment été développée en 1969 de manière systématique par deux économistes, Robert Ayres et Allen Kneese, dans l’American Economic Review. Leur article mentionne notamment, pour la première fois en économie, la question du dérèglement climatique. Cette approche conduit ainsi à regard les diverses formes de pollution comme une conséquence inévitable du processus économique, et non comme un simple défaut système productif qui pourrait être corrigé par l’innovation.

L’approche métabolique, également développée par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen, a cependant été rapidement marginalisée après la publication en 1972 du rapport du Club de Rome, qui s’en inspirait. Ce rapport concluait en effet à l’impossibilité d’une croissance économique continue, ce qui a conduit à discréditer la méthode sur laquelle il reposait. Pour Antonin Pottier, il serait pourtant nécessaire de revenir vers un tel modèle de pensée afin de de dépasser le caractère irréel du discours économique contemporain.

L’approche métabolique pourrait ainsi conduire à replacer au centre de l’analyse l’origine des émissions. Si les réserves d’énergie fossile connues à ce jour étaient entièrement consommées, il s’en suivrait des émissions de CO2 d’environ 2 900 milliards de tonnes. Or, pour conserver ne serait-ce qu’une chance sur deux de limiter le réchauffement à 2°C, l’humanité ne peut émettre plus de 1 200 tonnes de CO2 dans l’atmosphère.

 

L’écart entre la production d’énergie fossile projetée par les Etats (en rouge) et les niveaux de production nécessaires pour pouvoir espérer respecter l’objectif des 2°C (en vert) et des 1,5°C (en bleu) est abyssal. Source : UNEP, Production Gap Report, 2023.

L’approche métabolique permet ainsi de comprendre que la limitation du réchauffement suppose de laisser inexploités bon nombre des gisements d’énergie fossile identifiés à ce jour. La valeur de ces actifs est donc surévaluée sur les marchés et il existerait une « bulle carbone » sur les valeurs énergétiques minières, condamnée à éclater lorsque la sévérité des destructions climatiques contraindra les gouvernements des Etats les plus émetteurs à enfin adopter de sérieuses mesures de limitation des émissions.

En dernière instance, l’ouvrage d’Antonin Pottier invite donc moins à rejeter l’économie du climat dans son ensemble qu’à interroger les présupposés des approches les plus influentes et à accorder davantage d’attention aux travaux les mieux informés sur le plan empiriques. Ces derniers ne permettent que rarement de dégager de grandes conclusions comme les modèles proposés par les économistes généralistes, mais ils ont le mérite de mettre en évidence certaines données indispensable à notre bonne compréhension des possibilités qui sont aujourd’hui les nôtres.

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