La croissance verte est-elle un mirage ?

Crédit photographie : Pixabay.

Les pays les plus riches sont aussi généralement ceux dont les habitants émettent le plus de gaz à effet de serre. Selon les chiffres de la Banque Mondiale, les niveaux d’émissions de CO2 par habitant au sein des pays dont les revenus sont élevés (Japon, France, Etats-Unis, etc.) sont ainsi près de trente fois supérieures aux niveaux d’émissions qui prévalent dans les pays à faible revenu (Mali, Ouganda, Yémen, etc.).

La lutte contre le dérèglement du climat ne peut donc faire l’économie d’une diminution rapide des niveaux d’émissions au sein aux pays les plus riches. Une telle réduction est-elle compatible avec un programme politique promouvant la croissance économique ? Telle est la question à laquelle ont tenté de répondre Jefim Vogel, chercheur en économie environnementale, et Jason Hickel, professeur d’anthropologie économique, au sein d’une étude publiée par la revue Lancet Planet Health.

Le problème abordé par les deux auteurs est celui de la possibilité d’un découplage entre intensification de l’activité économique et émissions de gaz à effet de serre. La notion de découplage est en réalité assez ambivalente. Le découplage peut être relatif, auquel cas une moindre quantité de gaz à effet de serre est émise pour la production d’une unité de valeur économique. Le découplage relatif peut in fine se traduire par une augmentation des émissions totales : tel est le cas lorsque le rythme de la croissance économique dépasse le rythme de réduction d’émissions par unité de valeur produite.

Le découplage peut également être absolu : la croissance économique poursuit alors son cours, tandis que les émissions totales liées à l’activité économique diminuent en valeur absolue. Un découplage absolu n’est pas nécessairement suffisant pour préserver la stabilité du climat : si les émissions décroissent effectivement, mais à un rythme très faible, les gaz à effet de serre continuent à s’accumuler dans l’atmosphère et entrainent inexorablement le réchauffement de la planète.

Le découplage peut être relatif ou absolu. Lorsqu’il est absolu, le découplage peut être d’intensité variable. Source image : Mathilde Salin, 2020, Regards croisés sur l’économie.

Selon Jefim Vogel et Jason Hickel, le rythme de réduction des émissions ne peut être considéré comme suffisant que s’il permet de respecter les exigences de l’Accord de Paris : s’assurer de limiter le niveau de réchauffement planétaire nettement en-deçà de 2°C, et si possible à moins de 1,5°C par rapport à l’ère pré-industrielle.

Pour un niveau de réchauffement donné, il est possible de calculer la quantité maximale de gaz à effet de serre pouvant être émis dans l’atmosphère – quantité généralement désignée par le terme de « budget carbone ». Ce budget, calculé à partir des chiffres proposés par le GIEC, est de 500 Gt de CO2 pour avoir 50% de chances de demeurer en-deçà d’un réchauffement de 1,5°C, et de 850 Gt de CO2 pour avoir une chance sur deux de demeurer en-deçà de 1,7°C (soit bien en-dessous de 2°C).

Une fois identifié, le budget carbone global peut ensuite être réparti entre les différents pays du monde pour calculer des budgets nationaux compatibles avec un objectif de réchauffement à ne pas dépasser. Dans cette étude, les deux auteurs ont retenu un critère de distribution d’une grande simplicité : chaque pays s’est vu attribuer un budget correspondant à la taille de sa population.

Ils ont ensuite identifié les pays qui ont maintenu une croissance économique continue tout en réalisant au cours des dernières années des réductions importantes de leurs émissions de CO2, principal gaz à effet de serre. Ces émissions ont été calculées au niveau de la consommation nationale, c’est-à-dire en prenant en compte les émissions liées à la consommation de produits importés.

Afin d’exclure les effets des période de récessions sur les émissions (qui ne correspondent pas à un cas de découplage, puisqu’en cas de récession, l’activité économique décroît au lieu d’augmenter), Jefim Vogel et Jason Hickel ont concentré leur attention sur la période 2013-2019, au cours de laquelle l’économie mondiale avait surmonté la crise financière de 2008 et n’avait pas encore été confrontée au choc provoqué par l’épidémie du Covid-19. Leurs résultats prennent appui sur des données fournies par la Banque Mondiale.

Parmi les 36 pays à revenu élevé pour lesquelles l’ensemble des données indispensables à une analyse approfondie étaient disponibles, seuls 11 sont parvenus à réaliser un découplage absolu de leurs émissions de CO2 par rapport au PIB entre 2013 et 2019. Cependant, aucun de ces pays n’a atteint des réductions d’émissions suffisamment rapides pour avoir ne serait-ce qu’une chance sur deux de rester en dessous de 1,5°C.

Le coût économique des catastrophes climatiques n’a cessé d’augmenter depuis les années 1980 en Europe, comme dans le reste du monde. Crédit image : European Environment Agency.

Crédit image : Jefim Vogel et Jason Hickel, 2023, Lancet Planet Health. Traduction : Gaspard Lemaire.

Pour respecter leur budget carbone correspondant à un niveau de réchauffement de 1,5°C, il faudrait en effet que la plupart de ces pays atteigne la neutralité carbone, c’est-à-dire un état d’équilibre entre les émissions de carbone et leur absorption par les puits de carbone, entre les années 2020 et 2040. Or, les niveaux de découplage atteints par ces 11 pays sur la période 2013-2019 conduisent à une baisse des émissions si lente qu’ils ne peuvent atteindre la neutralité carbone qu’après 223 ans en moyenne. Les trajectoires d’émissions de ces pays les conduiraient donc à émettre en moyenne 27 fois leur budget carbone.

Pour atteindre des niveaux de réduction des émissions compatibles avec le seuil des 1,5°C, ces pays devraient en moyenne faire diminuer leurs émissions de 30% par an. Les niveaux de réduction annuels moyens observés sont plutôt de l’ordre de 1,6%. Même les pays les plus avancés en matière de décarbonation, comme le Royaume-Uni ou la Suède (qui sont par ailleurs l’un et l’autre revenus sur certains de leurs engagements climatiques depuis la publication de l’étude), devraient multiplier par 5 le rythme de réduction des émissions d’ici 2030 pour atteindre un niveau d’émissions compatible avec le seuil des 1,5°C.

Crédit image : Jefim Vogel et Jason Hickel, 2023, Lancet Planet Health. Traduction : Gaspard Lemaire.

Pour avoir une chance sur deux de limiter le réchauffement à 1,7°C – un niveau déjà jugé dangereux par le GIEC –, l’écart entre les niveaux de découplage requis et ceux qui sont effectivement observés est légèrement moins important, mais demeure très large. En moyenne, les taux d’atténuation des émissions devraient être multiplié par douze d’ici 2030.

L’analyse proposée par les deux chercheurs porte sur les seuls pays riches qui ont effectivement atteint une forme de découplage sur la période 2013-2019. Elle laisse donc de côté le cas de nombreux pays riches dont les trajectoires d’émissions sont en contradiction plus flagrante encore avec les objectifs fixés par l’Accord de Paris.

Cette analyse est du reste extrêmement conservatrice, comme le reconnaissent les auteurs eux-mêmes. En premier lieu, la répartition du budget carbone mondial calculé pour un niveau de réchauffement donné repose sur une conception minimale de l’équité : chaque pays se voit attribuer un budget correspondant à sa la taille de sa population, sans que ne soient prises en compte les émissions historiques : la plupart des pays riches ont commencé à émettre des gaz à effet de serre dès les XIXe siècle, mais ce fait n’est pas pris en compte dans la répartition du budget carbone actuel.

Le mode de calcul retenu par les auteurs ne prend pas non plus en considération la moindre capacité des pays les plus pauvres à investir dans les infrastructures nécessaires à la décarbonation de leur économie. La prise en compte de ces critères de justice conduirait à réduire drastiquement les budgets carbone attribués aux pays les plus riches, ce qui les contraindrait à atteindre des taux d’atténuation et de découplage plus élevés encore.

Ensuite, le calcul des budgets carbone mondiaux correspondant aux seuils de 1,5°C et 1,7°C reposent sur des estimations relativement optimistes. Certaines études suggèrent que les quantités de carbones pouvant encore être émises dans l’atmosphère pour limiter le réchauffement à 1,5°C ou à 1,7°C sont moins importantes que celles qui servent de base aux calculs des auteurs.

Enfin, les auteurs n’incluent pas dans leurs calculs les émissions provenant de l’agriculture, de l’agroforesterie et de l’utilisation des terres, ni les émissions liées à l’aviation internationale et au transport maritime. Là encore, la prise en compte de ces émissions impliquerait une réduction non négligeable du budget carbone des pays les plus riches.

Les émissions liées au transport maritime et celles liées à l’aviation représentent chacune 3 % environ des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Crédit image : Pixabay.

Il est vrai que le découplage observé sur la période 2023-2019 pourrait s’accélérer au cours des années à venir. Cependant, l’écart entre le niveau de découplage observé et les efforts requis pour assurer la stabilisation du climat est trop important pour pouvoir être comblé en l’absence d’un changement de cap complet. La promesse d’une croissance verte, qui renvoie à la possibilité d’une atténuation du dérèglement climatique conjointe à une croissance économique continue, semble ainsi relever du mythe, si ce n’est de la propagande.

Les invraisemblances du discours sur la croissance verte sont le plus souvent dissimulés au moyen d’hypothèses irréalistes rarement explicitées : explosion inexpliquée de l’efficacité énergétique, taux de déploiement des énergies renouvelables chimériques, mise en place rapide de technologies d’émission négative pour l’instant largement fictives, répartition internationale très inégale des budgets carbone, etc.

Exemple de scénario de stabilisation du climat reposant sur le déploiement massif et rapide de technologies de captation des émissions, quand bien même ces technologies n’ont guère dépassé le stade expérimental. Crédit image : Connaissance des énergies, à partir de Kévin Andersen et Glen Peters, 2016, Science.

D’après les deux scientifiques, la seule solution crédible pour respecter l’Accord de Paris consisterait à renoncer à la poursuite d’une croissance économique globale. Il serait ainsi nécessaire d’adopter une approche post-croissance orientée vers la garantie du bien-être individuel plutôt que vers la maximisation de la production.

Une telle approche ne promeut nullement la réduction du PIB comme un dogme indépassable. Elle ne vise en aucun cas à promouvoir la réduction de l’ensemble de la production et la consommation, mais refuse simplement les formes de production et de consommation fortement émettrices en gaz à effet de serre et non nécessaires à l’épanouissement individuel.

En conclusion de leur étude, les auteurs soulignent que les politique de lutte contre le changement climatique ne doit pas être conçues de manière isolée mais doivent au contraire être inscrite dans le contexte plus général de la crise écologique totale à laquelle fait face l’ensemble du vivant.

La suractivité de l’économie mondiale, en grande partie imputable aux pays les plus fortunés, a en effet déjà conduit à ce que soient transgressées six des neuf limites planétaires identifiées par la communauté scientifique. La révision de nos pratiques et de nos habitudes suppose donc la prise en compte de l’ensemble des effets destructeurs des modes de vie qui se sont développées depuis la seconde moitié du XXe siècle au sein des pays les plus riches et continuent aujourd’hui à se diffuser dans le reste du monde.

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