L'illusion de la finance verte

Crédit image : Pixabay.

L’exigence de rentabilité financière propre aux acteurs financiers est-elle compatible avec la préservation de la stabilité du climat et de l’environnement humain ? Pour Alain Grandjean et Julien Lefournier, auteurs d’un ouvrage intitulé L’illusion de la finance verte, paru aux Editions de l’Atelier en 2021, la réponse à cette question ne peut être que négative.

En effet, un investissement « vert » implique de produire plus proprement les mêmes biens, c’est-à-dire de les produire en assumant un certain surcoût, par exemple lié au refus de recourir aux énergies fossiles. Ce surcout se traduit ensuite en grande partie par des bénéfices non-marchands qui ne profiteront pas à l’entreprise elle-même, laquelle n’aura donc aucun intérêt à verdir sa production. Une entreprise réellement verte, qui devrait augmenter ses frais de production au seul bénéfice de la collectivité, ne saurait trouver d’investisseurs, lesquels recherchent à maximiser la valeur actionnariales de leur investissement.

Dans ces conditions, en quoi peut donc consister la finance verte ? Son principe est d’assurer un investissement dans des activités contribuant à la préservation de l’environnement et du climat, à condition que le rendement financier individuel de cet investissement ne s’en trouve pas affecté. Il ne saurait donc être question de sacrifier l’intérêt économique individuel à la contribution au bien collectif.

En somme, aucune différence de fond entre la finance verte et l’ancienne finance : le rendement sociétal des investissements est bien perçu comme désirable dans le cadre de la finance verte, mais il ne doit pas affecter le rendement financier. Le souci de durabilité ne joue donc que comme argument commercial subsidiaire, mais n’est en aucun cas au principe de la finance verte.

Les rendements de la finance présentée comme verte (en vert sombre) ne sont en aucun cas inférieurs à ceux de la finance ordinaire (en gris).

Une obligation verte est en effet une obligation dont le produit est employé par une entreprise exclusivement pour financer des projets verts, qu’ils soient à venir ou déjà en cours. Il n’existe cependant à ce jour aucune réglementation ou régulation concernant cette appellation, bien qu’un accord puisse être adopté prochainement à ce sujet au sein de l’Union Européenne.

Autrement dit, une entreprises fortement polluante peut parfaitement émettre des obligations vertes. Le fait d’acheter de telles obligations ne confère aucun droit de regard au détenteur du titre, que ce soit sur le projet vert financé par l’obligation ou sur le fonctionnement général de l’entreprise. Dans le cas où l’engagement sur l’utilisation des fonds ne serait pas respecté par l’entreprise, l’acheteur ne bénéficierait donc d’aucun dédommagement.

Les niveaux constatés de rendement des obligations vertes sont d’ailleurs similaires à ceux des obligations ordinaires. L’obligation verte n’est donc d’aucune utilité : les émetteurs financent leurs projets verts dans des conditions de financement tout à fait ordinaires, tandis que les investisseurs achètent eux aussi des obligations dans des conditions ordinaires, obligations qu’ils achèteraient dans tous les cas puisqu’elles sont rentables.

Le verdissement a lieu après coup, au moyen d’une simple déclaration, sans qu’aucun changement de paradigme n’ait eu lieu. Ce n’est donc pas l’obligation qui rend le projet vert, mais c’est au contraire le projet vert qui peut éventuellement rendre l’obligation verte.

La temporalité propre à la finance interdit en fait aux investisseurs de se montrer réellement attentifs aux implications de long terme de leurs choix. Dans l’univers des obligations, c’est-à-dire des titres de dette émis par les personnes publiques ou par les entreprises pour financer leur activité, les maturités (durée de vie de l’obligation) sont typiquement de cinq à dix ans. Les risques physiques, s’ils portent surtout sur un horizon de plusieurs décennies, peuvent donc être entièrement ignorés par les acteurs financiers.

Pour ce qui est des formes d’investissements à plus haut risque, l’exigence de rentabilité est souvent supérieure à 10%. Avec un tel rendement, l’investissement initial est amorti en moins d’une dizaine d’années, si bien que là encore, les horizons temporels demeurent extrêmement restreints.

La finance verte pose également un problème d’ordre de grandeur. En 2018, sur l’ensemble des nouvelles obligations émises sur le marché, seules 2 à 3 % ont été répertoriées comme vertes. Pour les investisseurs institutionnels interrogés la même année au sujet des critères de sélection qui leur étaient propres, la soutenabilité n’apparaissait qu’à l’avant-dernière place.

Il est vrai que la finance verte suscite davantage d’attrait depuis cette date et que sa part dans la totalité des transactions finances a augmenté au cours des dernières années. Elle représente cependant toujours moins de 10% des transactions financières actuelles.

En dépit de progrès importants au cours des dernières années, la finance verte demeure un secteur de niche. Source image : Climate bonds initiative / Youdge News.

Lorsqu’une action est émise sur le marché primaire, le prix est le même pour tous les acheteurs. Dans le cas même où il existerait certains acheteurs prêts à payer une action plus chère parce qu’elle est verte, il ne serait pas en mesure d’imposer ses vues en termes de prix. Ce prix est en effet fixé à partir du prix qui prévaut sur le marché secondaire.

La phase de création de titres, qui correspond à ce que l’on nomme en finance le marché primaire, ne correspond en effet qu’à une partie des transactions financières. Une grande partie de ces transactions ont lieu sur le marché secondaire, où les investisseurs s’échangent des titres entre eux, sans alimenter l’entreprise émettrice. Sur le marché secondaire, les titres passent ainsi de portefeuille en portefeuille, sans effet productif supplémentaire.

Le désinvestissement, qui consiste pour un investisseur à rendre ses actifs jugés trop peu verts et est souvent présenté comme une solution audacieuse pour lutter contre le dérèglement climatique, implique donc simplement à vendre un titre à un acheteur. Une telle opération ne peut avoir de conséquence réelle sur l’actif sous-jacent. La vente du titre d’une entreprise spécialisée dans l’extraction de charbon n’est en aucun cas équivalente à la fermeture d’une centrale thermique à charbon. Jusqu’à présent, l’argent n’a jamais manqué pour financer une entreprise profitable.

Si l’investissement dans les énergies renouvelables (en vert) connaît une importante croissance, les financements accordés aux énergies fossiles (en bleu) ne diminuent pas de façon significative. Le dérèglement du climat ne pourra pourtant être limité qu’à condition de mettre fin à l’exploitation de ces énergies. Source image : Agence Internationale de l’Energie.

Une autre innovation a consisté dans la mise en place des « sustainability-linked bonds » pour les obligations et de « sustainability-linked loans » pour les prêts. Ces instruments permettent d’indexer le taux du coupon de l’obligation ou la marge du prêt, qui déterminent la chargent d’intérêt de l’emprunteur, à des objectifs de durabilité. Dans le cas où ces objectifs ne sont pas atteints, une pénalité est payée par l’emprunteur.

Ces instruments permettent aux entreprises les plus polluantes de produire des obligations ou des prêts verts. Ces dernières fixent elles-mêmes des indicateurs clefs de performance, qu’elles évaluent elles-mêmes, sous le regard d’un tiers externe souvent acquis à leur cause. Les pénalités prévues sont dérisoires, mais elles sont de toute façon conçues pour ne jamais être payées.

De telles innovations restent pourtant d’une grande utilité en comparaison de l’outil phare de la finance verte, à savoir l’investissement socialement responsable (ISR), censé prendre en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Ce type d’investissement porte en fait sur les actifs financiers existants, ceux du « business as usual ». La question du climat est alors dissoute dans le thème général de l’environnement, qui n’est lui-même qu’une des composantes de l’évaluation.

Ce système a permis à des entreprises comme Total de bénéficier d’excellentes évaluations ESG, et donc de figurer dans les fonds ISR. Une décision récente du ministère de l’économie a récemment mis fin à cette situation absurde, qui découle typiquement de la prétendue auto-régulation du marché.

Il faut par ailleurs rappeler que seules les entreprises qui ont atteint un certain niveau de développement peuvent émettre des actions ou des obligations. Les nouveaux entrepreneurs doivent quant à eux faire appel aux banques et aux fonds de capital-investissement. Or, les exigences de ces institutions en termes de rentabilité sont particulièrement élevée. Ces institutions ne sauraient donc financer des innovations dont la rentabilité est dégradée, alors que ces innovations sont indispensables à la construction d’un monde soutenable.

Le développement de la finance verte n’a donc pas d’effet significatif sur le système financier. Elle permet en revanche de tromper une partie du public, qui n’a pas nécessairement les moyens de déchiffrer la signification des instruments développés par les financiers.

En dépit de leur discours sur la finance verte, les banques des pays les plus riches continuent d’investir chaque année des milliers de milliards de dollars dans les énergies fossiles. Source image : Rainforst Action Network, Banking on Climate Chaos, 2023.

Pour que la finance contribue à la lutte contre le dérèglement du climat, le changement doit donc être décidé en dehors du cadre financier. La transition écologique ne peut être conçue comme un simple sous-système de notre économie. C’est plutôt l’économie elle-même qui doit être regardée comme un sous-système, puisqu’elle repose sur des bases matérielles que le fonctionnement actuel de la finance contribue à saper. Pour que la finance devienne verte, il est donc nécessaire d’assurer la prise en compte de ces contraintes matérielles par diverses voies constitutionnelles, législatives et réglementaires.

Si le statu quo du monde carboné implique une montée croissante des risques physiques, la décarbonation de l’économie implique d’importants risques de transition pour le système financier. Les niveaux d’incertitudes liés aux transformations du climat et à l’évolution des politiques climatiques sont en effet inédits pour les marchés financiers.

Le seul moyen de préserver le climat tout en protégeant les marchés de ces risques est de mener une transition planifiée. Des politiques de réduction des émissions tardives et brusques conduiraient au contraire à une maximisation du risque. Pour que l’allocation des liquidités évolue en faveur de la transition dans le cadre du paradigme risque-rendement, il n’existe que trois solutions : la dégradation de la rentabilité des actifs carbonés, par exemple au moyen d’une taxe ; l’augmentation de la rentabilité des actifs « verts », à travers un système de subventions ; la réduction du risque des actifs verts, via des garanties d’Etat. Aucune de ces solutions ne peut provenir des marchés eux-mêmes.

A ce jour, l’action des banques centrales est pourtant orientée vers la préservation du fonctionnement normal des marchés, c’est-à-dire vers la maximisation d’une croissance économique reposant sur des activités non-soutenables. La banque centrale a ainsi dépensé 1 850 milliards de dollars pour soutenir l’économie en réponse à l’épidémie de Covid-19.

Plus de 60% de ces fonds ont été alloués à des entreprises hautement émettrices en gaz à effet de serre, comme les compagnies aériennes. Une telle politique est absurde, puisqu’elle consiste à relancer des actifs qui devraient disparaître. La mise en place d’une transition climatique aurait au contraire conduit à les accompagner dans une réduction progressive de leur flotte.

Les actifs « verts » de la Banque Centrale Européenne, ici représentés en rouge et en vert, ne représentent qu’une infime partie de son portefeuille, ce qui signifie concrètement qu’une grande partie de ses dépenses sert à financer des activités incompatibles avec la préservation d’un climat stable. Source image : Banque Centrale Européenne.

La mise en place de dispositifs financiers contraignants ne représenterait-elle pas cependant une entrave inacceptable à la liberté d’investir ? Selon Alain Grandjean et Julien Lefournier, ce sont les trajectoires condamnant l’humanité à un réchauffement climatique de grande ampleur qui nous privent en réalité de notre liberté. Un tel scénario ne conduit à aucun élargissement des possibles et ne peut de toute façon aboutir qu’à un effondrement financier.

Il est donc indispensable d’assurer la décroissance des activités émettrices – ce qui est parfaitement compatible avec la croissance des activités vertes. Les auteurs remarquent cependant qu’en pratique, la croissance nette semble incompatible avec une politique durable : les découplages observés entre croissance économique et niveaux d’émissions sont nettement insuffisants pour que la préservation d’un climat stable puisse être envisagé sans un ralentissement de la production.

Alain Grandjean et Julien Lefournier proposent de confronter le modèle de la finance verte à celui du commerce équitable. Dans le cas du commerce équitable, les consommateurs consentent à payer un important surcoût pour le produit consommé, qui peut dépasser les 30%, afin que les travailleurs voient leur travail récompensé par un salaire décent. Il n’existe pas de recette miraculeuse qui permette de payer un prix identique pour obtenir un bénéfice social supplémentaire.

Rien de tel dans le cas de la finance verte, qui ne fournit aucun modèle explicatif de ses ambitions. Les milliards investis sont bien verdis, mais à la sortie, aucune baisse de concentration de CO2 dans l’atmosphère n’est observable. La finance est donc, d’un point de vue climatique, restée folle. Plus on est de fous, plus on rit, concluent les auteurs.

Retour en haut