Géopolitique d'une planète déréglée

Les êtres humains disposent désormais d’outils techniques si nombreux et si puissants qu’ils sont en mesure de provoquer des bouleversements d’échelle planétaire, comme en atteste le dérèglement du climat. Les transformations des paramètres environnementaux planétaires s’opèrent à présent en quelques décennies, et non plus en milliers ou en millions d’années. Il semblerait donc qu’ait débuté une nouvelle époque de l’histoire humaine et de l’histoire terrestre, parfois désignée par le terme d’Anthropocène. Dans sa Géopolitique d’une planète déréglée, Jean-Michel Valantin, chercheur en études stratégiques, s’interroge sur l’évolution des rapports de force entre les Etats dans le cadre de ce nouveau paradigme. 

Comme le souligne l’auteur dès les premières pages de son ouvrage, la géopolitique et l’histoire des techniques sont étroitement liées l’une à l’autre. La révolution industrielle a ainsi entraîné à partir de la fin du XVIIIe siècle des évolutions décisives sur le plan militaire, en permettant par exemple la production industrielle de poudre à canon. Ces évolutions ont conféré aux armées européennes un certain nombre d’avantages militaires majeurs qui ont joué un rôle important dans l’essor de la colonisation. Elles ont également conduit à l’accroissement des besoins en ressources matérielles et énergétiques des pays en cours d’industrialisation, ce qui les a incité à intensifier leurs efforts d’expansion vers de nouveaux continents.

Le développement du fusil a joué, au côté d’autres innovations comme la canonnière à vapeur, un rôle central dans le processus de colonisation. Crédit image : Wikipédia.

Loin d’être un vestige du passé, les guerres pour les ressources ont perduré jusqu’au XXIe siècle, comme en témoigne l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003. Si elle a été déclenchée au nom de la lutte contre le terrorisme, cette guerre visait également à garantir l’approvisionnement des Etats-Unis en pétrole, dans un contexte de tarissement des ressources nationales. Du fonctionnement d’un système de transports reposant encore largement sur la voiture individuelle à la « révolution verte » qu’a connue l’agriculture, le pétrole irrigue en effet l’ensemble des activités les plus fondamentales des sociétés industrialisées.

La consommation de pétrole représente cependant l’une des premières causes du dérèglement climatique, qui fait désormais peser une immense menace sur la plupart des sociétés humaines. Les coûts des catastrophes climatiques n’ont ainsi cessé de croître au cours des dernières décennies, notamment en raison de l’intensification et de la multiplication des tornades, des inondations et des incendies. D’un point de vue stratégique, le changement climatique représente ainsi selon Jean-Michel Valantin l’équivalent d’une « offensive géoéconomique » permanente et généralisée, susceptible de provoquer des destructions similaires à celles qui peuvent résulter d’une offensive militaire.

Le coût économique des catastrophes climatiques n’a cessé d’augmenter depuis les années 1980 en Europe, comme dans le reste du monde. Crédit image : European Environment Agency.

Le cas des Etats-Unis, qui sont le deuxième plus grand émetteur de gaz à effet de serre en valeur absolue après la Chine, illustre de façon frappante ce phénomène. Le Middle West et le sud-ouest des États-Unis sont ainsi soumis à un état quasi-permanent de stress hydrique depuis le début des années 1990, ce qui conduit à un accroissement du prix des céréales, des légumes et de la viande. La multiplication des épisodes de sécheresse dans ces régions donne également lieu à des conflits d’usage des ressources en eau, tant entre les divers secteurs économiques concernés (agriculture, industrie, production d’énergie…) qu’entre les différentes états américains. Ces sécheresses donnent également lieu à la multiplication d’incendies toujours plus destructeurs.

Les Etats-Unis sont ainsi soumis à une multiplicité de menaces simultanées. Sur les côtes, la montée des océans menace de nombreuses villes. Certaines d’entre elles, comme Miami ou La Nouvelle-Orléans, pourraient ainsi disparaître en totalité ou en partie avant la fin du siècle. De nombreuses incertitudes pèsent encore sur rythme d’élévation des eaux d’ici la fin du siècle, ce qui complique significativement la mise en œuvre de stratégies d’adaptation efficaces. 

Dans le Sud-Ouest américain, les risques d’incendies de grande ampleur devraient être multipliés par 6 au cours des 50 prochaines années, par rapport à la période 1971-2000. Crédit image : Cybersecurity & Infrastructure Security Agency.

Le dérèglement du climat pourrait également être à l’origine d’une intensification des épisodes hivernaux extrêmes dans certaines régions, bien que ce phénomène demeure encore imparfaitement compris par la communauté scientifique en raison de sa complexité. Enfin, la multiplication et l’intensification des ouragans pourraient elles aussi avoir des conséquences désastreuses. Le pays reste ainsi marqué aujourd’hui encore par les conséquences de l’ouragan Katrina, qui avait affecté en 2005 un million de personnes et tué plus de 1 800 personnes. La montée de ces risques climatiques se conjugue en outre à la crise de la biodiversité animale et végétale qui touche simultanément le pays et qui pourrait en aggraver les effets.

Conscient des menaces que fait peser le dérèglement climatique sur le pays, le département de la Défense des Etats-Unis a fait paraître en octobre 2003 un rapport intitulé « An abrupt climate change scenario and its implications for the United States National security ». Ce rapport envisage un scénario extrême de multiplication des vulnérabilités climatiques, qui est certes loin d’être le plus probable, mais qui pourrait anticiper avec justesse certaines événements susceptibles d’advenir à l’échelle régionale.

Ce document envisage ainsi état une multiplication des tensions domestiques et internationales, résultant notamment de difficultés en matière d’approvisionnement énergétique et d’un possible effondrement de certains systèmes agricoles. Les auteurs du rapport insistent non seulement sur l’apparition de mouvements migratoires chaotiques, mais aussi sur l’émergence de risques de tensions interétatiques liées à la raréfaction des ressources, qui pourrait dans le pire des cas conduire à des confrontations nucléaires régionales.

Pour autant, quelques rare pays pourraient tirer certains bénéfices du dérèglement du climat. Jean-Michel Valantin analyse ainsi le cas de la Russie, qui s’efforce déjà de tirer parti des changements géophysiques à l’œuvre en Arctique. La banquise estivale de l’Arctique pourrait en effet disparaître entièrement dès les années 2030 sous l’effet du réchauffement climatique, qui  est deux à quatre fois plus rapide dans cette région que dans le reste du monde. Si les conséquences de ce bouleversement s’annoncent dramatiques à l’échelle du globe, l’Etat russe cherche aujourd’hui à mettre en valeur ses possessions en Arctique, tant sur le plan économique que militaire.

La fonte des glaces permettrait notamment à l’industrie pétrolière et gazière d’accéder à de nouveaux gisements terrestres et maritimes qui pourraient s’avérer économiquement profitables dans un contexte d’épuisement des ressources fossiles. De nombreux gisements ont notamment été découverts dans la mer de Kara, autrefois largement englacée pendant la période hivernale, mais qui tend aujourd’hui à devenir de plus en plus accessible. Au total, les ressources pétrolières situées au niveau du plateau occidental de l’Arctique russe pourraient égaler celles de l’Arabie Saoudite. De nombreux gisements de gaz naturel ont également été identifiés dans la région et sont déjà en cours d’exploitation pour certains d’entre eux, en partenariat avec diverses multinationales fossiles. À terme, la Russie, qui a lancé un vaste programme de militarisation de la zone arctique depuis la fin des années 2000, pourrait ainsi s’imposer comme une puissance énergétique mondiale incontournable.

La fonte des glaces en Arctique a également permis à la Russie d’assurer l’ouverture d’une nouvelle route maritime, qui grâce à laquelle il est lui possible d’exporter le produit des nouveaux gisements vers l’Asie. L’ouverture d’un passage par la route maritime du Nord sibérienne, qui relie l’Europe à l’Asie pourrait plus généralement à la Russie de jouer un rôle nouveau dans le commerce international. Cette route maritime permet en effet de gagner plus de trois semaines de voyage par rapport à l’itinéraire sud aujourd’hui suivi par les bateaux. Si elle ne peut pour l’instant être pleinement exploitée qu’en été, elle pourrait devenir de plus en plus praticable au fil des décennies.

Ces évolutions s’inscrivent dans un contexte plus général de recomposition des alliances géopolitiques, notamment marqué par l’essor de la « Nouvelle route de la soie », projet mise en œuvre par la Chine en vue d’accéder aux marchés et aux ressources indispensables à son développement. Lancée officiellement en 2013, l’initiative de la Nouvelle route de la soie est fondée sur la construction d’immenses infrastructures de transport terrestres et maritimes traversant l’Asie centrale, la Russie et l’Europe.

Les brise-glaces traversent désormais l’Arctique avec une facilité croissante. Sur cette image, un cargo livre du matériel pour le projet Yamal LNG, qui vise à assurer l’extraction de gaz naturel liquéfié. Ce projet est co-financé par une entreprise russe et par le Fonds de la Route de la soie – mais aussi par l’entreprise Total. Crédit image : Wikipédia.

La conjonction de la stratégie arctique russe et de cette initiative chinoise devrait ainsi conduire à l’émergence d’une entité géopolitique sans précédent dans l’histoire des relations internationales. Les ressources gazières et pétrolières de la Russie sont en effet essentielles pour la Chine. Cette dernière cherche depuis une dizaine d’années à réduire ses niveaux de pollution de l’air, qui ont atteint au cours des années 2000 des niveaux particulièrement élevées. Or, cette pollution est largement liée à l’usage du charbon, première source d’énergie dans ce pays. Le passage à une économie alimentée par le gaz et le pétrole permettrait donc à la Chine de lutter contre la pollution locale. Une telle transition ne permettrait en revanche en aucun cas de mettre un terme au dérèglement climatique, puisque les gaz responsables de la pollution de l’air sont bien distincts de ceux qui sont à l’origine du réchauffement climatique.

Pour Moscou, un partenariat avec la Chine représente également un enjeu stratégique, puisqu’il permet à la Russie de contourner les restrictions commerciales de plus en plus nombreuses imposées par l’Europe à la suite de l’annexion de la Crimée puis de l’invasion de l’Ukraine. L’émergence de cette nouvelle entité géo-politique russo-chinoise pourrait en dernière instance conduire à un basculement de la répartition mondiale de la puissance, bien qu’il soit impossible d’en anticiper parfaitement les conséquences à ce jour.

Si quelques rares nations peuvent espérer tirer un profit au moins temporaire du dérèglement climatique, la majorité des Etats doivent au contraire se préparer à une démultiplication des menaces. La situation du Bangladesh est à cet égard particulièrement emblématique. Ce pays, qui souffre d’un niveau de pauvreté particulièrement élevé et dont plus de la moitié de la population vit d’activités agricoles est soumis à des événements climatiques extrêmes toujours plus intenses.

Longtemps protégée par l’existence de mangroves et de forêts, la plaine côtière du pays est désormais exposée de plein fouet aux conséquences des ouragans et des cyclones. La surexploitation du couvert végétal, liée à l’essor de l’industrie du bois, à la construction de barrages destinés à l’irrigation et au développement de fermes de crevettes a en effet conduit à la disparition de la zone tampon qui absorbait autrefois les chocs liées à ces événements météorologiques. La montée des eaux et la multiplication des événements extrêmes provoquent ainsi une salinisation généralisée des eaux de surface et des sols, responsable d’une importante diminution des rendements agricoles. Les dégâts causés par les cyclones sur les sites industriels engendrent par ailleurs régulièrement la diffusion d’agents chimiques toxiques dans les eaux de surface et les nappes phréatiques.

En 2023, le cyclone Hamoon a provoqué le déplacement de plus de 250 000 Bangladeshi. Crédit image : Climate Impacts Tracker Asia.

Jean-Michel Valantin parle à ce sujet d’ « hypersiège ». Une situation de siège se caractérise à la fois par l’encerclement d’un territoire donné par un ou plusieurs attaquants et par un effort visant à saper les protections et le moral du groupe assiégé, dont la capacité de résistance est conditionnée par un stock limité de ressources disponibles. Avec le dérèglement du climat, les nations comme le Bangladesh sont soumise à une multiplicité d’assauts simultanés. Des millions de Bangladeshis pourraient à terme être amenés à fuir leur pays, ce qui a amené l’Inde à lourdement militariser sa frontière avec le pays et à y édifier un mur de fils barbelés de 4 mètres de haut et de 4 000 kilomètres de long.

La vulnérabilité socio-économique, climatique et politique du Bengladesh pourrait à terme profondément déstabiliser l’Asie du Sud, déjà traversée par de puissantes tensions géopolitiques et stratégiques, notamment liées à la concurrence entre l’Inde et la Chine pour les matières premières et aux tensions historiques entre l’Inde et le Pakistan ou la Birmanie. Les populations littorales de l’ensemble de ces pays sont par ailleurs exposées à la hausse du niveau de l’océan. Des flux de population inconnus dans l’histoire humaine pourraient ainsi avoir lieu au cours des décennies à venir.

Au Pakistan, pays déjà confronté à une explosion urbaine non-maîtrisée et à l’essor de mouvements politiques et religieux intégristes ainsi que de puissantes mafias,  les effets du dérèglement climatique contribuent également à l’aggravation des troubles intérieurs. Le pays est ainsi frappé par des inondations toujours plus dévastatrices, qui sont de plus en plus souvent précédées par de vagues de chaleurs extrêmement intenses et souvent mortelles. Déjà frappé en 2010 et en 2011 par des épisodes particulièrement violents, le Pakistan a de nouveau dû faire face au début des années 2020 à de nouvelles inondations qui ont conduit au déplacement de près de 10 millions de personnes et ont également touché l’Inde.

Le Pakistan et l’Inde sont touchés par des vagues de chaleur de plus en plus longue et de plus en plus intenses. Ces vagues de chaleur peuvent donner lieu à des incendies, notamment au sein des décharges, ce qui provoque des émanations sont particulièrement toxiques, comme ici en 2022 à Chennai. Crédit image : Tamil Nadu Fire & Rescue Service / Bêvï Pravéèn.

Le Pakistan est simultanément confronté à une raréfaction de ses ressources en eau, lié à la disparition progressive des glaciers himalayens. Ces glaciers, véritables châteaux d’eau de l’Asie, alimentent les plus grands fleuves du continent comme l’Indus, le Gange ou encore le Jaune… Ces fleuves sont vitaux pour de nombreux pays qui abritent au total une population de plus de 3,5 milliards d’individus. Le stress hydrique auquel sont simultanément soumis les pays asiatiques conduit ainsi à une compétition de plus en plus exacerbée pour l’accès à l’eau.

L’Asie est cependant loin d’être le seul continent au sein duquel le dérèglement du climat pourrait engendrer des conséquences désastreuses. Le continent africain est lui exposé une intensification croissante des épisodes de sécheresse. Entre 2016 et 2017, une vague de sécheresse qui s’étend au Nigeria, en Somalie, au Sud-Soudan et au Yémen menace de mort des millions de personnes et conduit à une situation de famine historique.

Au sein de ces trois derniers pays, en proie à la guerre civile ou à des conflits militaires de grande ampleur, la vulnérabilité des populations atteint déjà des niveaux extrêmement élevés. Le stress hydrique et la famine déclenchés par la sécheresse peuvent ainsi se combiner à diverses formes de violence prédatrice comme au Nigeria, où sévit le groupe paramilitaire et islamiste de Boko Haram. La situation s’annonce particulièrement préoccupante autour du lac Tchad, qui a perdu 90% de son volume depuis les années 1960 et dont la population côtière ne cesse d’augmenter.

La disparition du lac Tchad est imputable à la surexploitation plutôt qu’au dérèglement du climat. La démultiplication des sécheresses devrait cependant contribuer à accroître les tensions liées à l’accès aux ressources au sein d’une région déjà hautement inflammable.

Pour Jean-Michel Valantin, les effets du dérèglement climatique au sein de certains États faillis africain sont donc à terme susceptibles donner lieu à un état de « guerre de tous contre tous ». L’effondrement de l’État somalien et la montée en puissance de la piraterie qui s’en est suivie illustre parfaitement ce phénomène. Après une longue période de guerre contre l’Ethiopie dans les années 1970-1980, la Somalie a sombré dans la guerre civile au cours des années 1990. Le territoire, divisé entre factions armées et prédatrices, a dû faire face à la désolation agricole et à la famine, tandis que l’ensemble de la région s’est retrouvée inondée par les armes acquises dans le cadre des conflits passés.

La zone maritime économique exclusive somalienne a de plus été systématiquement pillée par les flottes de pêche industrielle de nombreux pays comme l’Egype, la France ou la Corée du Sud. Au début du XXIe siècle, l’équivalent de plus de 300 millions de dollars de poissons sont pêchés chaque années et ainsi dérobés aux pêcheurs somaliens sous-équipés. Dans le même temps, des déchets industriels toxiques ou radioactifs sont déversés au large des côtes somaliennes en toute illégalité.

Les communautés de pêcheurs doivent faire face à de nombreux problèmes de santé et perdent leurs sources de nourriture et de revenus. Ces communautés sont aussi affectées par toute une série de longues vagues de chaleur, de sécheresse, et par les perturbations du cycle de la mousson. Les pêcheurs ne peuvent migrer à l’intérieur du pays, qui est lui aussi ravagé par les sécheresses et où agissent les milices islamistes Al-Shabaab.

Dans ces conditions, les équipages de pirates se multiplient et les capitaines n’ont aucune difficulté à recruter une main-d’œuvre abondante. Les coûts induits par la piraterie entraînent une inflation des prix alimentaires dans la corne de l’Afrique, mais aussi sur les côtes occidentales de la mer d’Arabie et de l’océan Indien. La zone allant du golfe d’Aden à la mer d’Arabie est en effet l’une des routes maritimes les plus importantes au monde. Elle permet de relier l’Atlantique, l’Europe du Sud, le nord de l’Afrique, l’ouest de l’Asie et l’Asie du Sud.

Pirates somaliens. Crédit image : Wikipédia.

En 2009, l’intervention d’une force militaire internationale met un terme aux activités des pirates, tout en dissuadant les flottes de pêche internationales d’exercer leurs activités illégales. Les pêcheurs somaliens sont ainsi en mesure de renouer avec la sécurité alimentaire. La reconstitution de la faune a cependant rapidement de nouveau attiré les flottes de pêche industrielle depuis 2015 et les actes de piraterie ont récemment repris. La piraterie apparaît en dernière instance comme une forme d’adaptation aux effets conjoints de l’effondrement étatique et social, de l’accélération régionale du changement climatique et de la crise du vivant découlant de la surpêche et de la pollution.

De tels phénomènes pourraient selon Jean-Michel Valantin être amenés à se multiplier au cours du XXIe siècle. Le réchauffement du climat menace en effet les pêches d’innombrables communautés maritimes, puisqu’il met en péril de nombreuses espèces marines, et notamment le plancton, qui est à la base de l’ensemble la chaîne alimentaire océanique. Plusieurs océans pourraient ainsi se muer en « déserts écologiques », ce qui menacerait la sécurité alimentaire et économique d’innombrables populations côtières.

De nombreuses personnes sont en fait déjà contraintes à quitter leur lieu de vie en raison de la conjonction de violences politiques et militaires d’une part et du réchauffement climatique d’autre part. Le nombre de personnes déplacées de force  n’a cessé d’augmenter au cours du XXIe siècle,  passant de 38 millions en 2000 à 108 millions en 2002. Si cette évolution est liée à une multiplicité de facteurs, les catastrophes climatiques conduisent à une nombre croissant de déplacements. Elles ont ainsi contraint plus de 30 millions de personnes à quitter leur foyer en 2022.

Il est impossible de prévoir avec exactitude le nombre d’individus qui pourraient à terme être contraints de quitter leur lieu de vie en raison du dérèglement du climat, mais plusieurs centaines de millions d’individus pourraient être concernés.  La plupart de ces déplacements auront lieu au sein d’un même pays, mais les flux internationaux de population pourraient néanmoins être amenés à s’accentuer eux aussi, alors qu’ils suscitent déjà  importantes réactions sociales et politiques en Europe et aux Etats-Unis.  Le croisement des conflits et des guerres avec les effets complexes et croissants du changement climatique recèle ainsi un potentiel de violences sans doute inédites à l’échelle internationale.

Crédit image : Sciences Po. Source des données : Banque Mondiale.

Pour Jean-Michel Valantin, le dérèglement du climat est déjà à l’origine de la déstabilisation d’un grand nombre régimes. Le politiste propose ainsi d’analyser le phénomène des « printemps arabes » à l’aune du réchauffement du climat. L’année 2010 est une année désastre pour la production agricole mondiale : des vagues de chaleur affectent l’Ukraine et la Russie ainsi que l’Argentine, tandis que des pluies torrentielles s’abattent sur les zones agricoles des Etats-Unis, du Canada et de l’Australie. Il en résulte une brusque hausse des prix des céréales, qui touche particulièrement le cours de blé, et qui est exacerbée par des mouvements financiers spéculatifs.

Le prix du pain, denrée alimentaire de base pour les populations défavorisées des pays arabes, s’en trouve lui-même affecté. Les prix du blé, déjà multipliés par deux entre 2000 et 2007, connaissent une nouvelle hausse brusque 2011. Du Maroc à la Syrie et au Yémen, ces populations se trouvent en situation d’insécurité alimentaire, alors que le prix du blé avait déjà fortement augmenté au début des années 2000.

Une telle conjonction fait monter aux extrêmes les conflits politiques internes engendrés par les multiples formes de blocage social résultant de l’installation de régimes autoritaires, corrompus et népotistes depuis les années 1960 et 1980. Ces pays connaissent par ailleurs des croissances démographiques explosives. Ces tensions, exacerbées par la hausse du cours des denrées alimentaires de base, conduisent ainsi au déclenchement des révoltes en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie, au Yémen.

Dans le cas de la Syrie, ce croisement de la contestation politique et des tensions climatique, agricole, sociale et politique aboutit finalement au déclenchement d’une guerre civile qui aboutit à un effondrement social généralisé. La crise qui éclate en Syrie en 2011 est en fait en préparation depuis le début des années 2000, du fait de la politique agricole menée par gouvernement syrien. Cette politique, qui vise à installer la production syrienne de coton sur le marché global des matières premières, fait passer les rendements de 300 000 tonnes en 2000 à plus de 600 000 tonnes en 2009. Le coton et les céréales nécessitant énormément d’eau, ce qui entraîne une surexploitation et un effondrement catastrophique du niveau des nappes phréatiques.

Or, la Syrie connaît une sécheresse d’une ampleur et d’une intensité historiques à partir de 2006, qui dure jusqu’en 2011. Les agriculteurs syriens perdent près de 75 % de leurs récoltes et les systèmes urbains d’adduction d’eau se retrouvent eux aussi rapidement saturés. Face à l’explosion du chômage et à la multiplication des contestations, le régime de Bachar el-Assad répond par une répression de plus en plus violente. Il s’en suit une dévastation des villes par les bombardements et les combats, ainsi que celle des infrastructures de transport, des activités économiques et de l’aménagement agricole et hydrique du pays. La Syrie perd ainsi les divers types de support indispensables à la vie d’une société. Daesh alors entame un processus de conquête afin de conférer une base territoriale au « Califat », l’État islamique qui sera en charge, à la suite de la reconquête du Levant, de lancer le « jihad global ».

Il serait bien entendu absurde d’imputer l’ensemble de ces événements au seul dérèglement du climat. Il n’en demeure pas moins que les épisodes climatiques extrêmes sont susceptibles d’exacerber des tensions préexistantes et de contribuer à l’aggravation ou au déclenchement de conflits potentiellement dévastateurs. C’est donc en dernière instance le contrat social lui-même qui est menacé par le dérèglement du climat. Ce phénomène étant global, il menace la grande majorité des sociétés les plus fragiles. Il n’existe à ce jour aucune expérience collective à laquelle il serait possible se référer pour se représenter cette menace et en anticiper pleinement les conséquences.

Pour Jean-Michel Valantin, la montée aux extrêmes des guerres civiles ou internationales pourrait à terme entraîner une multiplication des conflits de tous ordres, ainsi que leur coalescence et leurs renforcements réciproques, comme ce fut le cas à maintes reprises dans l’histoire, de la guerre de Trente Ans aux deux guerres mondiales, en passant par la guerre de Sept Ans. Ce scénario de violence terminale n’est en aucun cas une fatalité. Il mérite cependant d’être pris au sérieux. Il semble donc indispensable de penser la question climatique en termes stratégiques et de prendre en compte la question de la vie et de la mort des nations.

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